« Allez, lieutenant ! Tout en vrac ! « 

C’est un de mes anciens capitaines qui m’a raconté cette anecdote. C’était un maître d’équipage, je crois. Quand la cargaison arrivait dans la cale, il avait tendance à l’entreposer et l’arrimer un peu aléatoirement. Et de gueuler d’un ton jovial à l’officier : « Allez, lieutenant ! Tout en vrac, on verra après ! « . Ce qui lui valut le surnom de « Toutenvrac ».

Les pirates, à l’instar des marins de marine marchande, passent beaucoup de temps à charger, décharger, arrimer, de la marchandise. Pour cela, il faut du bon matériel, de la coordination, et de l’huile de coude.

S’arrêter :

Les marins de la marine marchande ont un avantage indéniable par rapport aux pirates : ils peuvent charger leur marchandise à quai, tandis que les pirates, qui ne sont pas les bienvenus dans les ports comme on peut le deviner, doivent souvent transborder la cargaison pillée en mer, ou au mieux, au mouillage.

Quand on procède à la manœuvre en mer, il faut mettre à la panne. La panne est une allure, comme le près ou le largue, à la différence qu’elle est non courante : les voiles ne nous font pas avancer. Au mieux, on dérive lentement et on garde un tout petit peu d’erre (= vitesse du bateau, son mouvement sur l’eau, que ce soit par son inertie ou par sa propulsion).
Pour mettre à la panne, il faut masquer une ou plusieurs voiles. Sur un trois-mâts, on choisira le petit ou le grand hunier. Dans le cas d’un transbordement, on préfèrera la panne au petit hunier, qui permet d’avoir le moins d’erre possible. Pour ce faire, après avoir cargué les basse-voiles et les voiles d’étai, on brasse le petit hunier en croix, jusqu’à ce qu’il prenne le vent à contre (sur la face antérieure de la voile). Cette force vient contredire les forces exercées sur les voiles qui continuent de porter (de prendre le vent sur leur face postérieure). Cette contradiction mène le navire à casser son erre.

La panne au grand hunier

Une fois le navire pirate et sa proie à la panne, on met les canots à l’eau. Tout cela prend beaucoup plus de temps qu’il en faut pour le dire. Mais une fois toute la drome des deux navires parée (la drome : l’ensemble des embarcations d’un navire), on peut commencer le transbordement à proprement dit : les matelots multiplient les aller-retours entre les deux navires.

Au mouillage, on peut procéder différemment, s’il n’y a pas trop de vent : le navire capturé est amarré à couple du navire pirate, dont le mouillage peut être doublé pour étaler tout ce poids supplémentaire. Une fois les deux bateaux bord à bord, le transbordement peut commencer. Même dans le cas où leurs franc-bords respectifs ne sont pas égaux, cette façon de faire est plus commode : on a beaucoup moins de distance à hisser que lorsque la cargaison est dans des canots au ras de l’eau. Mieux, on peut espérer remonter des cales certains produits en faisant une simple chaîne humaine (pour des caisses ou de la petite futaille par exemple).

Charger :

On ne s’étendra pas sur la chaîne humaine, pratiquée pour les cargaisons composées de produits légers et peu volumineux.
Le plus souvent, elle se constitue de sacs de jute aussi lourds qu’un homme, de fûts pesant plusieurs centaines de kilos, et de caisses encombrantes et tout aussi lourdes que le reste. Pour hisser tout cela à bord, il faut de bons palans, les caliornes, gréées sur un mât de charge par exemple.

Mât de charge (source : Wikipédia)

Un mât de charge (en bleu sur le schéma) est un espar qui s’articule autour d’un mât au moyen d’un vis-de-mulet. On l’apique grâce à une balancine (rose sur le schéma) appelée dans ce cas un martinet. En vert sur le schéma, c’est le palan qui sert à hisser l’objet (ce peut être un simple cartahu ou une grosse caliorne).
Le câble noir (estampillé 7) a un jumeau sur l’autre bord. Ce sont des gardes, ou retenues. Des bras (absents sur le schéma) servent à orienter le mât de charge autour de son axe.

En terme de manœuvre, on comprend qu’il faut du monde pour charger. Des ordres divers sont criés de-ci de-là, des « parés ? » et des « parés ! » à tout bout de champ, pour s’assurer que tout le monde est prêt à manœuvrer.
Des hommes à la balancine pour apiquer le mât, d’autres aux bras pour l’orienter de bâbord à tribord (« A brasser ! »), et bien sûr, une bonne équipe sur le palan de charge lui-même. On rajoute quelques gars sur les retenues, et c’est parti. (« A hisser ! »)

Déjà ? Non, pas vraiment… Car il faut aussi placer du monde autour de l’objet à charger, bien sûr. Il faut l’élinguer, c’est-à-dire passer des élingues (cordage, de chanvre à l’époque) autour. Puis on croche l’élingue sur un croc, lui-même gréé à la poulie du palan de charge (« Croché ! »).
En renfort de ceux qui sont sur les retenues, quelques hommes peuvent guider l’objet qui balaie le pont au-dessus des têtes.
Quand l’objet est à pic du panneau de cale, on peut choquer le palan de charge pour l’y descendre ( » A choquer ! »). Et enfin, en bas, dans la cale, il faut d’autres personnes pour accuser réception de l’objet (« Posé ! »), retirer les élingues, et placer judicieusement l’objet dans un Tétris géant de fûts, de caisses, et autres sacs.

A bord du Gallant, Nico, Léo et Pilou passent des élingues autour d’un fût de rhum et les crochent sur la poulie

Arrimer :

C’est la fin du chargement, la dernière tâche avant de repartir, et pas des moindres. Si on se demande pourquoi un bon arrimage est primordial, de but en blanc, la première raison que l’on a envie d’avancer est que l’on cherche à éviter que la cargaison tombe et se détériore à cause du roulis, du tangage, ou de la gîte.
C’est effectivement ce qui poussera les matelots à être particulièrement soigneux et méticuleux quand ils arrimeront la cargaison au bateau. Il ne suffit pas d’amarrer des tonneaux ensemble, il faut aussi qu’ils soient solidaires du bateau lui-même. On utilise des sangles à cliquets aujourd’hui, mais à l’époque il fallait sans doute se contenter de gros cordages bien amarrés, passés dans des boucles de pont, autour d’épontilles, partout où c’est possible. Arrimer la marchandise, hier comme aujourd’hui, requiert un peu d’imagination et beaucoup d’astuce, car il existe autant de façons de faire que de cargaisons. Il faut savoir utiliser les éléments du bateau à son avantage, parfois les détourner de leur usage initial. C’est dans ce type de tâche que l’on peut apprécier la capacité d’adaptation et l’ingéniosité empirique du marin.

Vingt tonnes de café colombien, dans des sacs de 35 à 70 kilos, entassés à fond de cale à bord du Gallant

Mais il est une autre raison, plus essentielle encore, qui explique l’importance d’un bon arrimage : la stabilité du navire, et son assiette. On ne peut pas s’amuser à arrimer nos fûts et nos caisses n’importe où sur le bateau, au risque de subir de graves déséquilibres à la navigation. Il faut donc non seulement avoir une vision de détail, quand on cherche comment arrimer la marchandise, mais une vision d’ensemble, une certaine expérience et une connaissance solide des effets de contrepoids à la mer.
Ainsi, une marchandise concentrée sur l’avant aura tendance à faire piquer du nez le bateau, ce qui peut être problématique dans des mers formées, au près, quand le navire a besoin d’une certaine souplesse pour s’extraire des lames qui le submergent à l’avant.
A l’inverse, un poids concentré sur l’arrière permet d’avoir une meilleure prise à l’eau au niveau du safran, donc une meilleure stabilité, mais un déficit de maniabilité. On peut compenser ce souci en concentrant les charges lourdes au milieu du navire, mais avec une perte de stabilité de conduite.
De manière générale, on concentre le poids sur le fond, donc dans les cales. Il peut arriver que l’on doive se débarrasser d’une partie du lest (pierres, gueuses en fonte, ou tout autre objet lourd et dense) pour garder une bonne stabilité et une bonne assiette malgré une cargaison conséquente.

On peut maintenant le dire, arraisonner un navire en mer et s’emparer de sa cargaison n’est pas une activité de tout repos. Même si le combat est rare (comme on l’a vu dans l’article sur les abordages), manœuvrer et gouverner le navire jusqu’à rattraper une prise requiert un équipage compétent aux effectifs fournis et un capitaine tout aussi compétent en matière de navigation. Ces quelques heures de poursuite comptent leur lot de manœuvres, virements de bord successifs, hissage et carguage de diverses voiles, maniement des canons (au moins pour la dissuasion)…
Et comme on vient de le voir, ces efforts soutenus ne se terminent pas sitôt la prise capturée. Car alors il faut continuer à manœuvrer, avec moins de précipitation certes, mais une précision et une attention exemplaires. A la fin des opérations, on peut aisément imaginer la détente dans laquelle se vautraient les équipages pirates et la boisson dûment méritée… Et si on regarde autour de nous, c’est finalement une habitude que les travailleur-ses n’ont jamais abandonné !

Le Tres Hombres, et sa cargaison
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