Le sexe « faible », qu’ils disent… Part. 2 : « L’homme est un loup pour l’homme, mais surtout pour la femme »

On a vu la semaine dernière comment certaines femmes, au 18ème siècle, et particulièrement à Nassau, pouvaient s’en sortir en gagnant leur vie de façon autonome.
Il est tout de même bon de rappeler qu’en dépit de la liberté et de l’autonomie financière que les femmes peuvent trouver à Nassau, cette ville reste un port rempli d’hommes régis par aucune autre loi que la leur, armés jusqu’aux dents, souvent prompts à user de la violence. Des hommes qui souvent, tuent sans scrupules. Il serait donc utopiste d’imaginer que le vent de liberté qui y souffle soit exempt de malveillance et de criminalité.
Toutes les femmes, qu’elles gagnent de l’argent ou pas du travail qu’elles produisent, font faces aux mêmes violences, en particulier celles à caractère sexuel.

Claire Frasier et Stephen Bonnet, dans la série Outlander

Que ce soit le client qui en veut plus que ce qu’il a payé, le mari qui fait valoir son devoir conjugal, l’oncle ou le père incestueux, ou l’anonyme qui n’entend pas le « non », les agresseurs et les violeurs sont partout. Cependant, la différence notoire avec notre époque, c’est que les femmes du 18ème ont complètement intégré l’idée que leur corps ne leur appartenait pas en propre. Entre l’Église et la réalité du quotidien, elles sont éduquées à se résigner face à cette violence, voire à ne pas l’interpréter en tant que telle.

La justice n’aide certainement pas à cette prise de conscience. Les plaintes sont rares, pour commencer. Encore plus rares qu’aujourd’hui. Celles qui sont examinées et mènent à un jugement, encore plus. Quant aux nombres de condamnations… Elles sont très faibles.
En effet, quand une femme est violée ou agressée sexuellement, la Loi ne prévoit pas réparation pour elle. C’est l’homme à qui elle « appartient » qui est indemnisé : le père ou le mari. En effet, pensons donc à ce pauvre père déshonoré, à qui on enlève une fille vierge bonne à marier, ou ce mari bafoué et insulté…
Quand c’est une fille non mariée dont il s’agit, le mariage de la victime avec le violeur, si la victime tombe enceinte, est souvent la réponse à ce désagrément social…
Sinon, le silence est de mise, et l’on enferme le crime dans le corps de la victime. Rappelons aussi que les prostituées n’avaient pas le droit de porter une accusation de viol.

Aujourd’hui, on connaît mieux le phénomène de sidération, le rôle de l’amygdale dans le cerveau, qui met le corps et l’esprit en pause au moment de l’agression. Ce réflexe physiologique involontaire survient quand le cerveau interprète une situation tellement anormale et dangereuse qu’il ne sait plus comment y réagir, et va préférer ne rien faire pour garantir sa survie. Il va même procéder à des effacements de la mémoire, qui provoqueront des amnésies partielles ou totales (utilisées par la Défense, encore aujourd’hui, pour décrédibiliser la parole de la victime).
Mais à l’époque, seules les femmes victimes de ce type de sévices connaissaient ce phénomène. La Justice l’ignorait, ou, on peut le supposer, ne voulait pas le reconnaître. La qualification d’un viol sera établi selon la résistance de la victime, et non selon les gestes du violeur. Il faut qu’il y ait traces de luttes, bleus, griffures, hymen disparu, déchirures vaginales ou rectales, etc.

Rappelons qu’au 18ème siècle, juridiquement, le viol est toujours une atteinte à la pudeur, et non pas une violence. Pour ce qui est du viol conjugal, il faudra attendre notre siècle pour qu’il soit reconnu. Avant, les liens du mariage figuraient comme une sorte de consentement éternel et tacite.

Flagellation d’une femme qui s’était déguisée en homme. 1750

Le cas des esclaves :

On est là face à un des nombreux paradoxes de l’homme esclavagiste : d’un côté, le Code Noir stipule bien que les Noirs sont considérés comme étant en dehors de l’espèce humaine, et que les Blancs, race pure, ne doivent pas se « souiller » par un contact intime avec eux. En outre, les esclaves ne sont juridiquement pas considérés comme des êtres humains.
Alors, pourquoi tant de maîtres blancs violent sans scrupules leurs esclaves noires ? Bien sûr, parce que les considérations théoriques du Code Noir ne tiennent pas la route. En outre, les maîtres blancs se dédouanent de ces violences en invoquant le fait que l’esclave leur appartient, et que par conséquent, elle ne peut disposer de son corps en propre. Le fait que ces femmes soient obligées d’évoluer nues ou quasiment nues, contribuaient sans doute à conforter le maître dans cette idée.
D’autres prétextent aussi le manque de femmes blanches dans les colonies européennes des Indes Occidentales. Mais cela serait valider la thèse masculiniste qui veut que les hommes soient de pauvres créatures « esclaves » de leurs instincts, voués à une sexualité qu’ils ne maîtrisent pas, et qu’ils sont obligés de satisfaire par tous les moyens, y compris par la force, sur des personnes qui leur sont assujetties.
Un autre argument serait qu’en enfantant ses esclaves, le maître se procure ainsi une descendance de domesticité et de travailleurs gratuits. Cela a pu sans doute jouer dans la balance.

Mais la plus importante des raisons, dont toutes les autres découlent, est un sentiment de domination et de toute-puissance que l’homme choisit en toute conscience d’exprimer.

Patsey, victime de viols répétés par son maître Edwin Epps, dans le film « 12 years a slave », tiré d’une histoire vraie.

Il n’y avait pas que sur les plantations que les femmes noires subissaient ces violences. Dans les ports, les maisons closes déguisées en tavernes et en auberges comptaient souvent des femmes noires. Ces femmes étaient forcées à la prostitution, et mises à disposition de tous les marins de passage.
Si Nassau était certes en marge de la société, il est peu probable que des femmes comme Dolores de Prado, gérante du bordel de la maison Asher, n’ait pas pratiqué ce genre de prostitution forcée auprès de ses filles. Peut-être que certaines de ces femmes noires gagnaient effectivement de l’argent sur les passes qu’elles faisaient, mais considérer que c’était le cas de toutes serait faire preuve d’une indulgence naïve envers ces communautés marginales mais non moins violentes qu’ailleurs.

On imagine mal les conséquences de ces violences sur la vie d’une femme. Mais on peut s’en faire une vague idée quand on sait à quel point les automutilations et les tentatives de suicide étaient nombreuses chez les esclaves. Plus nombreuses que les tentatives d’évasion. Ce qui prouve, premièrement, l’efficacité des moyens mis en place pour dissuader les esclaves de s’échapper, et deuxièmement, le désespoir tragique des victimes.

Ainsi, comme on le voit, les violences sexuelles n’épargnaient aucune femme, peu importe leur statut. Nassau ne fait pas exception à la règle sur ce point. Les marins payaient les prostituées en échange de leurs services. Mais rien ne les empêchait d’en exiger plus. Les époux pouvaient à loisir disposer du corps de leur femme gratuitement, et l’épouse a si bien intégré l’idée, qu’elle se laisse faire, résignée. La commerçante, mais aussi n’importe quelle femme se baladant dans l’espace public, n’est pas à l’abri qu’un homme, quel qu’il soit, ne décide qu’aujourd’hui, elle se doit de le satisfaire.

On comprend mieux à présent les efforts de Ruth à se faire passer pour un homme, afin de se protéger de ce genre d’agressions. Les rues de Nassau sont plus dangereuses pour les femmes que partout ailleurs. Il n’y a pas de police, pas de milice, pas de justice (bien que de toute façon, ces institutions ne leur soient pas toujours d’une grande aide quand elles existent).
Les femmes négocient donc leur sécurité avec des hommes plus bienveillants que les autres, ou juste plus obséquieux. C’est une alliance de ce genre qui lie Maggie et Bellamy, ou Doroles de Prado à Hornigold.
Bien sûr, elles ne comptent pas que sur ces « gros bras ». Les femmes armées à Nassau sont légion. Les armes à feu et armes blanches sont courantes et peu onéreuses.

L’issue de ces violences sexuelles subies par les femmes de Nassau étaient la même pour presque toutes : une indifférence des hommes quant au traumatisme vécu, voire même un « déshonneur » jeté sur la victime, agissant comme une double-peine. Et pire, dans certains cas, une grossesse non-désirée…

Cora, dans Le dernier des Mohicans

Dans le prochain article sur les femmes de Nassau, nous verrons quel était leur quotidien. Des grossesses non-désirées, aux fausses couches, des morts infantiles aux maladies vénériennes… Et le tout, sans oublier le reste de la journée à assumer : les tâches domestiques et les corvées.

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