Le sexe « faible », qu’ils disent… Part. 1 : Nassau appartient à celles qui y vivent

Le sexisme et le patriarcat est implanté dans les sociétés occidentales depuis des millénaires, c’est un fait que plus personne n’oserait contredire. Ainsi, l’Histoire, qui a été écrite par les hommes, invisibilise complètement la vie et l’expérience vécue des femmes. Pourtant, elles ont toujours représenté à peu près la moitié de la population mondiale. La moitié.

Alors que faisaient-elles, ces filles de joie, ces ombres de la rue, ces épouses plus ou moins résignées, ces femmes au foyer, au four et moulin ? Où étaient-elles ? Comment ont-elles contribué à la société, autrement que par la mise à disposition de leur utérus, cet organe que les hommes ont de tout temps essayé de contrôler ?
Nous n’allons pas tirer de portraits exhaustifs de toutes les femmes occidentales du 18ème siècle, il faudrait un livre entier pour ça (Histoire des femmes – tome 3, de Michelle Perrot, à tout hasard…). Nous allons nous concentrer sur les femmes qui peuplent l’univers de Ruth Wolff, et plus particulièrement Nassau, le repaire pirate des Bahamas.

Car, si le premier tome des aventures de Ruth Wolff ne donne pas encore une idée bien précise de qui étaient ces femmes, les prochains tomes leur feront une part belle.

De façon quelque peu manichéenne, nous pouvons séparer les femmes de Nassau en deux catégories : celles qui gagnent leur vie, et les autres. Dans cet article, nous nous intéresserons aux premières.

Eleanor Guthrie (qui gère les affaires commerciales de son père en son absence), Ann Bonny (pirate), Jack Rackham, et Max (prostituée devenant maquerelle et femme d’affaires). Sur ces 4 personnages de la série Black Sails, 2 ont réellement existé. Eleanor et Max incarnent parfaitement ces modèles de femmes, vivant à terre, cherchant l’indépendance financière. Des personnages fictifs certes, mais représentatifs d’une certaine réalité de l’époque.

Les femmes de Nassau qui gagnent leur vie représentent une majorité de la population féminine. C’est peut-être un des rares endroits sur terre à cette époque où ce soit le cas. Comment est-ce possible ?
Bien sûr, il y a une raison que chacun devine aisément : la prostitution.
Elle est illégale en Angleterre (et donc, dans ses colonies également) depuis 1650. Bien entendu, comme à toutes les époques, cela n’a jamais empêché les femmes d’y avoir recours, que ce soit dans les rues mal famées de Londres, dans l’intimité d’auberges dont les propriétaires se rendent complice de l’infraction, ou même dans les plus hautes sphères de la société. Seulement, elle se pratique dans l’illégalité, et par conséquent, de façon plus ou moins discrète.

A Nassau, c’est différent. A l’arrivée des pirates, il n’y a pas de gouverneur, pas de député local, pas de chef de la Justice. Seulement quelques colons trop effrayés pour se faire justice eux-mêmes.
La population de Nassau est alors faite d’hommes, de marins, de toutes les couleurs et de tous les horizons. Des aventuriers, des opportunistes, qui passent des semaines en mer, loin des ports et des femmes. Quand ils reviennent à Nassau, ils ont les bourses pleines (sans mauvais jeu de mots), et une furieuse envie de les vider. Les marins ne sont pas connus pour épargner. La joie d’être en pays « civilisé », d’être soudain affreusement riche, et l’alcool aidant, tout cela leur donne des pulsions dépensières. En vrais paniers percés, ils vont dépenser leur butin en boissons et en femmes. Cela n’est pas une légende, mais un fait. Bien sûr, certains dépensaient moins que d’autres, étaient plus prévoyants, moins portés sur les plaisirs éphémères. Mais ils n’étaient pas légion.

Ces conjonctures créent les conditions idéales pour que la prostitution devienne un marché florissant. Qui sont-elles, ces femmes qui la pratiquent ?

Des esclaves, que leurs propriétaires ont abandonné là en quittant l’île. Peut-être quelques veuves sans le sou, habitant déjà l’île à l’arrivée des pirates. Mais pour la plupart, ce sont des femmes arrivées ici par bateau. L’existence d’un port dans les Bahamas, régi par aucune autorité officielle, où l’on peut gagner sa vie sans risquer la lapidation publique ou la pendaison, se répand comme une traînée de poudre dans les tavernes de marins. Et là où il y a des marins, il y a des femmes. Des femmes de condition modeste, assignées à une vie de misère. Des Irlandaises exilées, des créoles nées dans une famille pauvre, des bagnardes envoyées dans les Indes Occidentales, car ayant justement été arrêtées pour prostitution en Angleterre.
Elles arrivent à Nassau en tant que passagères à bord de bateaux pirates. Et elles montent leur affaire. Car c’est ça que l’on a tendance à oublier à propos de la prostitution, surtout à l’époque : elle reste un merveilleux moyen de gagner sa vie, et de bien la gagner, quand on est une femme. Car quelles sont les options pour une femme des Antilles, au 18ème siècle ? Se marier et compter sur son mari pour l’entretenir (sans garantie qu’il le fasse) ? Travailler comme domestique ou serveuse (des postes souvent pourvues aux esclaves, que l’on ne paie pas) ?
Il y a toujours le vol, que les prostituées pratiquent d’ailleurs sans vergogne, mais compter seulement là-dessus n’offre hélas pas de rentabilité satisfaisante, car elles pratiquent souvent seules, en pick-pocket.

Mais, même si elles sont nombreuses, il n’y a pas que les prostituées qui gagnent leur vie à Nassau.
Il est à l’époque une catégorie sociale de femmes qui peuvent arriver à s’en sortir tout en restant indépendantes : les veuves.
En effet, à Nassau comme ailleurs, les maris meurent souvent jeunes (la maladie, les métiers très accidentogènes, la guerre…). Ainsi, de nombreuses femmes se retrouvent veuves, mais elles ne terminent pas toutes en esseulées endeuillées jusqu’à la mort. Certaines se remarient, par amour, ou le plus souvent, par misère financière (tous les époux ne lèguent pas un héritage conséquent).
Les plus « chanceuses » héritent d’un capital leur permettant de vivre de leurs rentes. D’autres héritent d’un fond de commerce. Celles-ci sont peut-être les plus à envier : elles deviennent propriétaires d’un commerce, fait rare à l’époque. Souvent, elles ont travaillé gratuitement dans ce commerce pendant des années quand leur mari était en vie. Par conséquent, elles savent déjà comment le gérer, comment le faire prospérer. Elles embaucheront peut-être un apprenti qui effectuera la partie technique du métier qu’exerçait leur mari (boulanger, boucher, forgeron…). Peut-être, si elles ont pu apprendre ce savoir-faire, s’acquitteront-elles de cette tâche. Toujours est-il que si elles sont suffisamment confiantes et compétentes, elles pourront vivre célibataires jusqu’à la fin de leurs jours en faisant prospérer leur petit commerce.

The Ale-House Door, de Henry Singleton (1790)

Nassau n’est donc pas seulement une base idéale pour les marins pratiquant la piraterie. Elle est aussi, et surtout, un foyer pour de nombreuses femmes. Elle leur offre l’opportunité de vivre libres, sans mari, de gagner leur vie et de gérer leur capital seule. Imaginez ce que cela pouvait représenter pour une fille blanche promise à un marin sans le sou et toujours absent, ou pour une femme noire destinée à travailler gratuitement pour les autres !
Quand Nassau sera menacée, les femmes, encore plus que les hommes, auront tout intérêt à agir pour qu’elle ne retombe pas entre les mains du royaume d’Angleterre (nous le verrons dans le tome 4).

Les femmes qui gagnent leur vie à Nassau représentent donc une partie importante de la population. Avec les marins de passage, elles forment des alliances commerciales qui font de Nassau une ville accueillante.
Elles vendent aux uns le rhum et les liqueurs qu’elles achètent à d’autres. Elles profitent du butin des pirates en mettant momentanément leur corps à disposition. Elles leur vendent du pain avec la farine qu’ils leur amènent. Des vêtements propres et neufs avec des tissus venus des quatre coins du monde. Elles sont le centre névralgique du commerce de produits de première nécessité à Nassau.
Comme les hommes ne sont pour la plupart que de passage, ce sont elles qui gèrent leur ville. D’une certaine façon, Nassau appartient bien plus aux femmes qu’aux hommes.

Mais cela, Ruth Wolff ne s’en rendra compte que lorsqu’elle commencera à passer suffisamment de temps auprès de ces femmes…

Dans un prochain article, nous parlerons du quotidien des femmes de Nassau, celles qui gagnent leur vie mais aussi les autres (les filles, les épouses, les mères au foyer, les esclaves). Nous verrons que peu importe qu’elles gagnent de l’argent ou non, elles sont loin du cliché de la femme passive qui attend son homme au près du feu en tricotant. Leur quotidien est empreint de violence, d’épreuves traumatisantes, de corvées rudes… Au même titre, si ce n’est pire, que celui des matelots.

Dancing scene in the West Indies, Agostino Brunias, 1764-1796



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