Une des premières questions que les gens se posent à propos du métier de matelot, c’est « en quoi cela consiste », concrètement. On n’a souvent que des bribes, des images fugaces, quand on évoque le grand métier. Des souvenirs de films, un instantané ou une gravure sur le mur de chez mamie, l’évocation dithyrambique d’un romancier… On imagine un homme tenant la barre, une ribambelle de silhouette couchées sur une vergue, des gars en vareuse et casquette, la pipe entre leurs lèvres sérieuses, posant devant un navire à quai comme pour une photo de classe… Mais on se doute bien qu’ils font autre chose que tenir la barre et serrer les voiles. On en a parfois l’intuition. On se dit que ces machines de bois, de chanvre et de toile doivent nécessiter un entretien soutenu et permanent. Mais souvent, sans bien se représenter la chose.
Le matelotage, c’est le cœur du savoir-faire du gabier. C’est l’art de faire les nœuds, et les techniques d’entretien du gréement. A bord des navires à voile de l’époque, pas ou peu d’acier. Les haubans et leurs ridoirs, les estropes des poulies, le câble de mouillage (et non la chaîne comme aujourd’hui), tout était en bout. Des tensions énormes, dans de la fibre végétale. Avant que le gabier n’exerce sa science du matelotage, il y a bien sûr le cordier, ou trévier, qui fabrique les cordages. Sans lui et son savoir-faire ancestral, il n’y aura pas de bout à manipuler du tout. Mais une fois en mer, c’est le matelot gabier qui prend la relève. Il va devoir maintenir en état de fonctionnement tous ces cordages, les réparer, les remplacer, faire et défaire des nœuds, encore et encore, et encore.
Voici donc une petite liste, non exhaustive cela va sans dire, de quelques nœuds fondamentaux, et leur fonction.
Les nœuds marins
Le nœud de chaise : le nœud marin par excellence. Il permet d’obtenir une boucle, qui est très facile à défaire, peu importe la tension que le nœud a reçu.
Le nœud de taquet : c’est le fameux nœud où on « fait des huit » autour d’un taquet, permettant de tourner un cordage. Sur un grand voilier, on ne fait pas de demi-clefs à la fin. La demi-clef, avec la tension que reçoit le cordage, pourrait être impossible à défaire au moment voulu. Ce sont les tours autour du taquet, qui, en se serrant, maintiennent le nœud.
Le nœud de cabestan : incontournable, peu importe les circonstance. Pour amarrer une défense, une garcette qui traîne, ou n’importe quel bout à n’importe quel espar. Bien résistant, mais qui peut se défaire assez facilement si le dormant est mou.
Le nœud en huit : c’est un nœud d’arrêt, idéal pour former une épaisseur à l’extrémité d’un cordage, afin de l’empêcher de s’échapper de sa poulie. Les grimpeurs le connaissent bien, notamment dans sa version doublée, qui permet de s’amarrer solidement à une corde de rappel, par exemple. Les marins de l’époque, s’ils ne s’amarraient pas eux-mêmes, prenaient toujours le soin d’amarrer le matériel qu’ils montaient avec eux dans la mâture : couteau, épissoir, seau… Le nœud de chaise n’est alors pas le mieux indiqué, car il a tendance à glisser s’il n’est pas en tension. Le nœud de huit doublé, en revanche, ne bougera pas.
Un tour mort et deux demi-clefs : comme le cabestan, un nœud d’amarrage simple et multi-fonctions. Il est même un peu plus sécure qu’un cabestan.
Le nœud plat : c’est un nœud d’ajut, c’est-à-dire qu’il sert à ajuter (relier, assembler) deux cordages ensemble, ou deux extrémités d’un même cordage. A ne pas confondre avec le nœud de vache, le double-nœud terrien. A bord des grands voiliers, c’est un nœud plat gansé qui sert à maintenir les garcettes de ris. Plus la pression que le nœud plat exerce sur l’objet est importante, plus il tiendra. C’est pourquoi on lui préférera le nœud d’écoute lorsqu’on veut ajuter deux cordages qui ne font pas pression sur un objet.
Le nœud d’écoute : idéal quand on doit relier deux cordage d’une épaisseur différente, mais efficace également sur deux cordages de même diamètre. Il est notamment utilisé pour confectionner les mailles des filets de pêche.
Le nœud de bosse : très important sur les grands voiliers, où la tension dans certains cordages est telle qu’il sera impossible de la maintenir à la main. Quand on veut tourner une drisse par exemple, un matelot effectue ce nœud sur le dormant en tension, à l’aide d’un cordage qui a son point fixe sur le pont, pendant que les autres maintiennent la tension. Une fois bossé, on peut choquer doucement le cordage, la tension est retenue par le nœud de bosse. Le matelot peut alors tourner le cordage à son cabillot, puis défaire le nœud de bosse.
Il y a bien d’autres nœuds, des centaines à vrai dire. Mais on dit qu’il vaut mieux en connaître parfaitement une quinzaine, que l’on peut effectuer en toutes conditions et de manière appropriée, qu’une centaine que l’on ne sait utiliser correctement. On notera aussi que d’un bateau à l’autre, selon le navire, le bosco ou le capitaine, on préférera certains nœuds plutôt que d’autres. On peut tout de même citer, parmi d’autres nœuds couramment usité, le nœud de grappin, pour amarrer un cordage de façon à ce qu’il ne glisse pas. Le nœud de pêcheur, qui ajute deux cordages, mais qui est presque impossible à défaire quand il a été mis en tension. On peut aussi citer tous ces nœuds au nom d’oiseau et de bestiole, dont l’origine du nom m’échappe, mais qui révèle l’imagination fertile du folklore marin quand il s’agit de vocabulaire… J’en veux pour preuve le bec d’oiseau, le cul de porc, la tête de more, la jambe de chien, la gueule de loup, ou encore la gueule de raie…
Dans d’autres articles, nous entrerons un peu plus dans le vif du sujet, en présentant les travaux un peu plus techniques, plus durables, tels que les épissures, les amarrages, le fourrage…
C’est un de mes anciens capitaines qui m’a raconté cette anecdote. C’était un maître d’équipage, je crois. Quand la cargaison arrivait dans la cale, il avait tendance à l’entreposer et l’arrimer un peu aléatoirement. Et de gueuler d’un ton jovial à l’officier : « Allez, lieutenant ! Tout en vrac, on verra après ! « . Ce qui lui valut le surnom de « Toutenvrac ».
Les pirates, à l’instar des marins de marine marchande, passent beaucoup de temps à charger, décharger, arrimer, de la marchandise. Pour cela, il faut du bon matériel, de la coordination, et de l’huile de coude.
S’arrêter :
Les marins de la marine marchande ont un avantage indéniable par rapport aux pirates : ils peuvent charger leur marchandise à quai, tandis que les pirates, qui ne sont pas les bienvenus dans les ports comme on peut le deviner, doivent souvent transborder la cargaison pillée en mer, ou au mieux, au mouillage.
Quand on procède à la manœuvre en mer, il faut mettre à la panne. La panne est une allure, comme le près ou le largue, à la différence qu’elle est non courante : les voiles ne nous font pas avancer. Au mieux, on dérive lentement et on garde un tout petit peu d’erre (= vitesse du bateau, son mouvement sur l’eau, que ce soit par son inertie ou par sa propulsion). Pour mettre à la panne, il faut masquer une ou plusieurs voiles. Sur un trois-mâts, on choisira le petit ou le grand hunier. Dans le cas d’un transbordement, on préfèrera la panne au petit hunier, qui permet d’avoir le moins d’erre possible. Pour ce faire, après avoir cargué les basse-voiles et les voiles d’étai, on brasse le petit hunier en croix, jusqu’à ce qu’il prenne le vent à contre (sur la face antérieure de la voile). Cette force vient contredire les forces exercées sur les voiles qui continuent de porter (de prendre le vent sur leur face postérieure). Cette contradiction mène le navire à casser son erre.
La panne au grand hunier
Une fois le navire pirate et sa proie à la panne, on met les canots à l’eau. Tout cela prend beaucoup plus de temps qu’il en faut pour le dire. Mais une fois toute la drome des deux navires parée (la drome : l’ensemble des embarcations d’un navire), on peut commencer le transbordement à proprement dit : les matelots multiplient les aller-retours entre les deux navires.
Au mouillage, on peut procéder différemment, s’il n’y a pas trop de vent : le navire capturé est amarré à couple du navire pirate, dont le mouillage peut être doublé pour étaler tout ce poids supplémentaire. Une fois les deux bateaux bord à bord, le transbordement peut commencer. Même dans le cas où leurs franc-bords respectifs ne sont pas égaux, cette façon de faire est plus commode : on a beaucoup moins de distance à hisser que lorsque la cargaison est dans des canots au ras de l’eau. Mieux, on peut espérer remonter des cales certains produits en faisant une simple chaîne humaine (pour des caisses ou de la petite futaille par exemple).
Charger :
On ne s’étendra pas sur la chaîne humaine, pratiquée pour les cargaisons composées de produits légers et peu volumineux. Le plus souvent, elle se constitue de sacs de jute aussi lourds qu’un homme, de fûts pesant plusieurs centaines de kilos, et de caisses encombrantes et tout aussi lourdes que le reste. Pour hisser tout cela à bord, il faut de bons palans, les caliornes, gréées sur un mât de charge par exemple.
Mât de charge (source : Wikipédia)
Un mât de charge (en bleu sur le schéma) est un espar qui s’articule autour d’un mât au moyen d’un vis-de-mulet. On l’apique grâce à une balancine (rose sur le schéma) appelée dans ce cas un martinet. En vert sur le schéma, c’est le palan qui sert à hisser l’objet (ce peut être un simple cartahu ou une grosse caliorne). Le câble noir (estampillé 7) a un jumeau sur l’autre bord. Ce sont des gardes, ou retenues. Des bras (absents sur le schéma) servent à orienter le mât de charge autour de son axe.
En terme de manœuvre, on comprend qu’il faut du monde pour charger. Des ordres divers sont criés de-ci de-là, des « parés ? » et des « parés ! » à tout bout de champ, pour s’assurer que tout le monde est prêt à manœuvrer. Des hommes à la balancine pour apiquer le mât, d’autres aux bras pour l’orienter de bâbord à tribord (« A brasser ! »), et bien sûr, une bonne équipe sur le palan de charge lui-même. On rajoute quelques gars sur les retenues, et c’est parti. (« A hisser ! »)
Déjà ? Non, pas vraiment… Car il faut aussi placer du monde autour de l’objet à charger, bien sûr. Il faut l’élinguer, c’est-à-dire passer des élingues (cordage, de chanvre à l’époque) autour. Puis on croche l’élingue sur un croc, lui-même gréé à la poulie du palan de charge (« Croché ! »). En renfort de ceux qui sont sur les retenues, quelques hommes peuvent guider l’objet qui balaie le pont au-dessus des têtes. Quand l’objet est à pic du panneau de cale, on peut choquer le palan de charge pour l’y descendre ( » A choquer ! »). Et enfin, en bas, dans la cale, il faut d’autres personnes pour accuser réception de l’objet (« Posé ! »), retirer les élingues, et placer judicieusement l’objet dans un Tétris géant de fûts, de caisses, et autres sacs.
A bord du Gallant, Nico, Léo et Pilou passent des élingues autour d’un fût de rhum et les crochent sur la poulie
Arrimer :
C’est la fin du chargement, la dernière tâche avant de repartir, et pas des moindres. Si on se demande pourquoi un bon arrimage est primordial, de but en blanc, la première raison que l’on a envie d’avancer est que l’on cherche à éviter que la cargaison tombe et se détériore à cause du roulis, du tangage, ou de la gîte. C’est effectivement ce qui poussera les matelots à être particulièrement soigneux et méticuleux quand ils arrimeront la cargaison au bateau. Il ne suffit pas d’amarrer des tonneaux ensemble, il faut aussi qu’ils soient solidaires du bateau lui-même. On utilise des sangles à cliquets aujourd’hui, mais à l’époque il fallait sans doute se contenter de gros cordages bien amarrés, passés dans des boucles de pont, autour d’épontilles, partout où c’est possible. Arrimer la marchandise, hier comme aujourd’hui, requiert un peu d’imagination et beaucoup d’astuce, car il existe autant de façons de faire que de cargaisons. Il faut savoir utiliser les éléments du bateau à son avantage, parfois les détourner de leur usage initial. C’est dans ce type de tâche que l’on peut apprécier la capacité d’adaptation et l’ingéniosité empirique du marin.
Vingt tonnes de café colombien, dans des sacs de 35 à 70 kilos, entassés à fond de cale à bord du Gallant
Mais il est une autre raison, plus essentielle encore, qui explique l’importance d’un bon arrimage : la stabilité du navire, et son assiette. On ne peut pas s’amuser à arrimer nos fûts et nos caisses n’importe où sur le bateau, au risque de subir de graves déséquilibres à la navigation. Il faut donc non seulement avoir une vision de détail, quand on cherche comment arrimer la marchandise, mais une vision d’ensemble, une certaine expérience et une connaissance solide des effets de contrepoids à la mer. Ainsi, une marchandise concentrée sur l’avant aura tendance à faire piquer du nez le bateau, ce qui peut être problématique dans des mers formées, au près, quand le navire a besoin d’une certaine souplesse pour s’extraire des lames qui le submergent à l’avant. A l’inverse, un poids concentré sur l’arrière permet d’avoir une meilleure prise à l’eau au niveau du safran, donc une meilleure stabilité, mais un déficit de maniabilité. On peut compenser ce souci en concentrant les charges lourdes au milieu du navire, mais avec une perte de stabilité de conduite. De manière générale, on concentre le poids sur le fond, donc dans les cales. Il peut arriver que l’on doive se débarrasser d’une partie du lest (pierres, gueuses en fonte, ou tout autre objet lourd et dense) pour garder une bonne stabilité et une bonne assiette malgré une cargaison conséquente.
On peut maintenant le dire, arraisonner un navire en mer et s’emparer de sa cargaison n’est pas une activité de tout repos. Même si le combat est rare (comme on l’a vu dans l’article sur les abordages), manœuvrer et gouverner le navire jusqu’à rattraper une prise requiert un équipage compétent aux effectifs fournis et un capitaine tout aussi compétent en matière de navigation. Ces quelques heures de poursuite comptent leur lot de manœuvres, virements de bord successifs, hissage et carguage de diverses voiles, maniement des canons (au moins pour la dissuasion)… Et comme on vient de le voir, ces efforts soutenus ne se terminent pas sitôt la prise capturée. Car alors il faut continuer à manœuvrer, avec moins de précipitation certes, mais une précision et une attention exemplaires. A la fin des opérations, on peut aisément imaginer la détente dans laquelle se vautraient les équipages pirates et la boisson dûment méritée… Et si on regarde autour de nous, c’est finalement une habitude que les travailleur-ses n’ont jamais abandonné !
Le moment est venu pour les pirates de passer à bord de leur prise. C’est là que la différence entre réalité et fiction est la plus marquante. Au lieu de passerelles branlantes jetées entre les deux bateaux, de cordages utilisés comme lianes, de combats chaotiques et bruyants, on va assister à une scène d’un calme et d’une banalité affligeante. Et oui, le navire marchand s’est rendu, alors à quoi bon engager un combat au corps-à-corps ? Le navire pirate met un canot à l’eau. A son bord, une ou deux dizaines d’hommes, dont le quartier-maître, et parfois le capitaine. Les premiers matelots pirates à passer à bord de la prise bénéficieront des meilleurs vêtements, des meilleurs mets trouvés à bord. C’est pourquoi tout le monde veut faire partie du convoi. Dans les équipages consciencieux, le quartier-maître tient des listes dans son carnet, où il note qui a bénéficié de ce privilège auparavant, de façon à ce que tous aient leur chance. Comme pour beaucoup d’autres choses, les novices et les nouvelles recrues sont désavantagés d’office. Une fois à bord de la prise, les matelots maîtrisent l’équipage. Ils brandissent pistolets et fusils, redoublent d’intimidation, et parquent l’équipage dans un coin du pont. Pendant ce temps, le quartier-maître et/ou le capitaine va calmement interroger le capitaine de la prise. D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? Combien d’hommes à bord ? De quoi est faite la cargaison ?
La cargaison :
Le quartier-maître descend dans les cales avec l’intendant en charge de la cargaison. Il va l’inspecter consciencieusement et noter tout ce qu’il trouve. Encore une fois, un cliché a la vie dure : celui de la cargaison faite exclusivement de trésors de pièces d’or. Aux Antilles, au début du 18ème siècle, les produits les plus exportés sont les produits issus de l’exploitation sucrière. Rhum, sucre, mélasse. On trouve aussi en grande quantité de l’indigo (plante servant de colorant), du tabac, des épices, du bois exotique et du coton. Et, dans une moindre mesure, on peut également trouver des produits manufacturés, si le bateau revient d’Amérique du Nord ou d’Europe. Par exemple, des tissus, vêtements, métaux divers et variés. Ou encore du matériel de construction, des peaux, des produits issus du bois (térébenthine, grumes…). Mais également de la nourriture, poisson et viande séchée, farine, céréales, huile, etc… Finalement, les trésors de pièces et d’argent sont rares. On les trouve parfois à bord de bateaux à destination de l’Europe. Ces sommes servent à payer les marchands et investisseurs, ou le gouvernement. Parfois, les pirates tombent sur une cargaison humaine… Tous les équipages n’avaient pas la même façon d’accueillir les esclaves. Certains, sans scrupules et en accord avec l’idéologie de l’époque, les embarquent et les revendent dès que possible. Mais il ne faut pas oublier que les pirates sont souvent en sureffectifs sur leurs navires, et que des bouches à nourrir en plus ne sont pas toujours les bienvenues, malgré leur valeur marchande. D’autant qu’ils ne disposent pas toujours de réseau pour revendre ces hommes et ces femmes. D’autres s’accommodent très bien de ces prisonniers… En les prenant dans leur équipage, en tant que membre à part entière. Peut-être que leurs valeurs égalitaires et humanistes inclent aussi ces être humains venus d’ailleurs. Peut-être pensent-ils que ces hommes peuvent être d’aussi bons matelots que n’importe quel autre, et qu’à ce titre il est dans leur devoir de leur proposer de s’enrôler. Peut-être pensent-ils que les avoir avec eux est bon pour leurs affaires… En effet, quand on sait à quel point les capitaines de négriers (et les Blancs en général) craignent par-dessus une révolte des Noirs, on peut vite deviner l’effet que peuvent faire sur eux la vue d’une horde d’Africains et d’Afro-américains, armés jusqu’aux dents et hurlant menaces et insultes dans leur direction… On ne peut pas présumer des raisons qui ont poussé Bellamy ou Thatch à enrôler des anciens esclaves… On peut seulement les imaginer. Mais les pirates ne s’intéressent pas seulement à ce qu’il y a dans les cales… Ils vont aussi inspecter la cambuse (où est stockée la nourriture). Eau douce, biscuits de mer, viande, huile, pain et tout ce qui peut égayer le quotidien les intéresse. Les vêtements, si rapidement hors d’usage, sont également très recherchés. Tous les bateaux ont en permanence besoin d’être entretenus et réparés. Ils vont donc piocher allégrement dans les magasins de la prise, garder voiles, cordages, poulies, n’importe quoi qui pourraient leur être utiles. Ils peuvent même aller jusqu’à le dépouiller de certaines vergues et mâts, si besoin est. En outre, on recherche activement les cartes marines, très vite obsolètes en ce temps-là. On s’approprie également les instruments de navigation.
Jack Rackham, à droite, quartier-maître de Charles Vane, dans la série Black Sails.
L’interrogatoire :
Pendant que le quartier-maître inspecte la marchandise, dans le quartier des officiers, le capitaine pirate examine le journal de bord et les registres du commandant de la prise, et s’entretient avec lui. Puis, quartier-maître et capitaine comparent leurs découvertes. S’il y a le moindre doute quant à l’honnêteté du commandant, s’il est suspecté de dissimuler une partie de sa cargaison, il sera dument interrogé, jusqu’à avouer. En général, il n’y a pas besoin de recourir à la force. Mais il arrive que la terreur et l’intimidation ne suffise pas. C’est ainsi que le capitaine Jennings (réputé violent) a battu un capitaine français pour lui faire dire où était caché le coffre de pièces d’or qu’il transportait. On sait aussi que le capitaine Thatch (Barbe-Noire) et ses hommes ont fortement violenté un capitaine britannique, soupçonné de cacher une partie de sa cargaison à terre. Il aurait même été fouetté. Mais il faut noter que ce capitaine venait de Boston, et Thatch avait une dent contre la ville de Boston, ce qui a peut-être influencé son geste. En outre, c’est le seul témoignage étayé dont on dispose, qui atteste que Thatch ait utilisé la violence physique envers un prisonnier. Malgré ces considérations, il faut se rappeler que la grande majorité du temps, tout se passe bien. Le capitaine de la prise, sans doute terrorisé, coopère avec les pirates pour avoir une chance de repartir en vie et avec son bateau. Pendant que le capitaine de la prise s’entretient avec le capitaine pirate, les matelots prisonniers sont interrogés. On leur demande si une partie de la cargaison est cachée sur le bateau (souvent, les coffres d’or et d’argent étaient dissimulés dans une partie du vaigrage). Là encore, si les matelots avouent quelque chose que le capitaine a dissimulé, ce dernier se trouve alors en mauvaise posture vis-à-vis des pirates… Dans certains équipages, notamment celui de Bellamy, on demande aux matelots comment ils sont traités. S’ils sont payés à temps, s’ils sont bien nourris, si on les a battu, et si oui, pourquoi. Tout ce qui peut incriminer le capitaine et ses officiers est retenu contre eux, et cela peut leur porter préjudice par la suite, quand on décidera ce qu’on va faire du navire capturé…
Le capitaine Flint, Billy Bones, et le quartier-maître Hal Gates, dans la série Black Sails
L’enrôlement :
Parfois, selon les équipages et selon les besoins du bord, on propose aux matelots de s’enrôler. Bellamy est connu pour faire cette proposition à chaque équipage capturé. Cependant, certains matelot ont trop à perdre pour se risquer à la piraterie. Ils savent que s’enrôler revient à vivre avec la corde autour du cou. Ils savent qu’ils ne pourront plus remettre les pieds dans un port civilisé, et qu’ils iront là où la majorité décide d’aller. Ainsi, on peut imaginer que tous ceux qui ont des attaches y réfléchissent à deux fois. Mais, à cette époque plus encore qu’aujourd’hui, les marins sont souvent sans attaches… Ou du moins, se sont-ils faits à l’idée que leurs attaches sont perdues. Les embarquements en marine marchande sont parfois bien plus longs que prévu. Les matelots sont jeunes, entre 15 et 25 ans pour la plupart, et s’ils naviguent depuis leur plus jeune âge, peu de chances qu’ils aient une femme et encore moins des enfants. Ajoutons à cela le fait qu’ils sont extrêmement mal payés : entre 11 et 33 livres anglaises par an, selon l’expérience du matelot (le capitaine est payé 65 livres par an). En France, sur un embarquement à bord d’un négrier, le matelot moyen est payé 20 livres françaises par mois, quand le capitaine est payé 100 livres par mois. L’inégalité et les injustices font partie du quotidien. La discipline est laissée à l’appréciation de chaque capitaine, ce qui laisse la place à de nombreux abus, les tyrans et les tortionnaires agissant en toute impunité. Ainsi, les matelots de marine marchande ont plus d’une bonne raison de se joindre aux pirates. Surtout quand on leur propose une part du butin (alors que le capitaine n’en a « que » deux), qu’on leur promet boissons et vivres sans rationnement, ainsi qu’un pouvoir de décision prenant la forme d’une voie, dans chaque vote que l’équipage propose. Cependant, on aurait tort de penser que le fonctionnement des pirates est exempt d’abus et d’injustices… Souvent, les pirates recherchent des compétences bien particulières, qui viennent souvent à leur manquer. En premier lieu, les charpentiers (poste d’une grande importance sur un navire où tout est en bois). Ensuite, les chirurgiens de bord, et leur caisse à pharmacie. Thatch était connu pour accorder une grande importance à la question de la santé de ses marins. On recherche aussi souvent des calfats, des voiliers, des cuisiniers… Et quand ces hommes refusent de s’embarquer volontairement, les pirates les embarquent parfois de force… « Pour le bien de la Compagnie », arguent-ils… On laisse à l’appréciation de chacun de juger de la valeur la plus importante : le libre-arbitre d’un seul individu, ou le bien d’une communauté… Bellamy, tout « Robins des Mers » qu’il prétendait être, a pratiqué l’enrôlement de force. Tout comme Thatch, ou Hornigold (qui a ainsi recruté un médecin pour faire soigner un de ses hommes gravement malade).
Une fois ce recrutement effectué, on décide si oui ou non le navire capturé sera gardé ou pas. C’est là que les témoignages à propos de la conduite du capitaine prisonnier sont capitaux : s’il a caché quelque chose aux pirates, s’il est accusé par ses hommes de maltraitance, les pirates auront tendance à voter pour ne pas lui laisser son navire. Et si le navire en question ne revêt aucun intérêt pour eux, ils le brûleront. Voilà d’où vient cette idée que les pirates brûlaient les bateaux capturés. Il est vrai que cela pouvait arriver. Certains équipages pratiquaient cela plus souvent que d’autre. Mais la plupart du temps, les choses se passaient plus pacifiquement… Et oui, même si cela manque de panache et de spectaculaire, c’est la triste et ennuyeuse vérité : le bateau capturé était souvent laissé à son capitaine et à ses hommes. S’il était de bon poil, et si ses hommes étaient d’accord, Thatch laissait même de la nourriture et de l’eau douce aux prisonniers pour qu’ils puissent rallier une terre civilisée en toute sécurité. Et, si le capitaine capturé était de bonne composition et respecté par ses hommes, mais que les pirates convoitent son bateau, ils décident alors souvent de lui laisser leur bateau le moins performant, pour qu’il puisse repartir avec. Dans les cas où le bateau était brûlé, ou gardé par les pirates sans qu’ils soient prêts à abandonner un autre de leur navire, on garde l’équipage prisonnier pendant un certain temps, jusqu’à tomber sur une autre prise qu’on laissera repartir avec eux.
John Silver, personnage fictif de Stevenson, ici dans la série Black Sails. Il se fait recruter grâce à son bagout, et ses talents de cuistot
La décision a été prise. La prise est gardée par les pirates, ou pas. Selon les circonstances, on va se mettre au mouillage quelque part, et on transborde tranquillement la marchandise. La plupart du temps, les prisonniers ne sont pas attachés, mais seulement surveillés de près. Cette étape peut durer quelques heures, comme quelques jours. Parfois, quand les pirates ont décidé de garder le navire capturé, ils gardent l’équipage prisonnier sur leur bateau pendant des semaines. Les hommes de Thatch ont fait ça un grand nombre de fois. Ces séjours prolongés auprès des pirates sont des sources de témoignages édifiants. C’est ainsi que l’on connaît mieux les agissements et les comportements des pirates, dans leur quotidien comme dans leur stratégie d’attaque. Et, n’en déplaise aux fans de scènes épiques et rocambolesques, ce n’est pas tous les jours qu’un pirate hurlait « A l’abordage ! ».
Beau temps, belle mer. L’énorme trois-mâts au château arrière richement décoré arbore un pavillon noir déchiré en haut de son grand-mât. Ses voiles usées prennent le vent arrière, et son pont grouille de dizaines de silhouettes hétéroclites. L’homme dans le nid de pie là-haut, hurle « voiles en vue, droit devant ! » Le pirate se met en chasse. Droit dans son étrave, un navire marchand essaie de les fuir. Il paraît ridiculement petit face à eux. A bord du pirate, on prépare les canons. Quand le marchand est à portée de tir, on lui lâche salve sur salve, sans regarder où tombent les boulets. Bientôt, le marchand est criblé de trous, de la coque aux voiles. Et comme si cela ne suffisait pas, l’énorme trois-mâts pirate va se ranger quasiment à flanc du marchand. De là, des hommes vont passer à l’abordage, sautant du pirate au marchand en se cramponnant à un cordage tel Tarzan sur sa liane. Ils ont des couteaux entre les dents et des yeux de fous. Sur le pont du marchand, les marins sont nombreux, et prêts à en découdre. Ils accueillent les pirates de leurs balles de fusil et de leurs grands sabres. Le combat au corps-à-corps est d’une violence inouïe. Le sang macule le pont. Mais l’issue est claire : rapidement, les pirates déciment les rangs des marchands. Ils hurlent leur victoire par de vifs hourras, et transbordent la marchandise de leur prise (faite d’or et d’argent en pièces sonnantes et trébuchantes) sur leur navire. Puis, ils laissent les survivants dans un canot, et mettent le feu à leur prise, avant de s’en retourner vers les mystères de l’horizon bleu…
Ça vous dit quelque chose ? C’est normal. C’est un abordage typique en bonne et due forme, comme on le voit… au cinéma. Absolument rien ne va dans cette scène. Nous allons démanteler un à un cette suite de clichés, qui, bien que savoureux et spectaculaires, n’en sont pas moins des clichés…
La poursuite :
L’Acheron et la Surprise, dans Master and Commander.
Tout d’abord, on l’a vu dans le premier article de ce blog (quels navires utilisaient les pirates), il faut se débarrasser définitivement du mythe du gros bateau avec de lourdes décorations sur son château arrière. Les pirates naviguent sur des navires légers (quitte à se débarrasser des ornements eux-mêmes), au tirant d’eau faible. Ensuite, le pavillon. Non, ils ne se baladent pas en mer avec le pavillon noir fièrement hissé à leur pomme de mât. Pourquoi prendre le risque d’être démasqués et pris en chasse par un navire de guerre passant par là ? Non, les pirates, sur ça comme sur beaucoup d’autres points, usent de la ruse. Ils s’arrangent pour disposer d’un jeu de pavillons de toutes les nationalités présentes dans les eaux qu’ils parcourent, et hissent celui qui les arrangent le plus sur le moment. Un pavillon espagnol pour ranger la côte de Cuba, un hollandais pour tirer des bords au large de Venezuela, etc… Et quand ils tombent sur une potentielle prise, ils se dépêchent d’identifier son pavillon, pour hisser le même. Ainsi, ils peuvent se rapprocher d’elle en se faisant passer pour un compatriote cherchant à avoir des nouvelles de la terre. Ils font tout pour cacher leurs intentions le plus longtemps possible, par exemple en repeignant leurs sabords, en déguisant le navire en bateau de pêche, avec des funes et un faux filet largué à l’arrière. Ou encore, quand ils se savent à portée de vue de leur prise, ils s’arrangent pour qu’une vingtaine d’hommes seulement soient visibles sur le pont, les autres étant parés à intervenir dans l’entrepont, ou cachés et accroupis contre le pavois. Ainsi, leur proie ne réalise pas à quel point ils sont nombreux.
Les voiles usées, voire en lambeaux, même si ça fait très « pirate », ne sont pas particulièrement représentatives de la réalité. Les pirates sont les régateux d’hier, ils cherchent à faire de la vitesse, pour rattraper leur prise. Alors, bien sûr, tous n’ont peut-être pas les mêmes stratégies, ni la même rigueur. Certains étaient peut-être plus désinvoltes, et moins disciplinés sur l’entretien de leur navire. C’est une règle qu’il ne faut jamais oublier quand on parle de pirates : il n’y a pas une façon de faire pour tous les pirates, mais autant de façons de faire qu’il y a d’équipages pirates. Cependant, on peut imaginer que pour obtenir ce qu’ils veulent, la plupart des pirates, s’ils ne sont pas trop bêtes, ont à cœur d’entretenir leurs voiles afin qu’elles portent le mieux possible.
Le vent arrière, à présent. Allure préférée des producteurs d’audiovisuels, car la plus intuitive esthétiquement parlant, et la plus élégante pour certains. Comme c’est une allure portante (voire l’article sur les bases de la navigation à la voile), elle est confortable et permet d’avoir moins de dérive qu’au près. En outre, il est plus facile de manipuler les canons quand le navire ne gîte pas trop. Donc, dans la mesure du possible, les pirates cherchent toujours à avoir l’avantage du vent par rapport à leur prise, en cherchant les allures portantes. Mais attention, ce n’est en aucun cas une règle immuable. Les conditions de mer, le cap du navire poursuivi, le gréement du navire (si c’est un gréement aurique, il s’en sortira bien mieux au près qu’un phare carré), tout cela entre en compte.
Ce qui nous amène à un autre point. On l’a vu dans l’article sur les navires préférés des pirates, ils ne naviguent que rarement seuls, sur un unique bateau. L’avantage des flottilles n’est plus à prouver. Ainsi, lorsqu’ils se mettent en chasse d’un navire, ils établissent une stratégie qui prend en compte le vent, l’état de la mer, et qui tire le meilleur parti des navires de leur flotte. Ainsi, si la flotte compte un phare carré, un cotre et une goélette (tous deux au gréement aurique) et qu’il leur faut remonter au vent pour rattraper leur proie : la goélette risque d’arriver en premier, car plus lourde que le cotre donc dérivant moins. Le cotre arrivera peu de temps après. Les capitaines des deux navires peuvent s’entendre pour prendre leur proie en étau et lui balancer quelques boulets. Le phare carré arrivera bien plus tard, mais pourra anticiper ses mouvements et lui couper la route si jamais la prise cherche à s’enfuir en prenant le portant.
L’Hermione
Un navire est donc aperçu par la vigie. Pas forcément par la vigie, d’ailleurs ! Il peut être tout aussi bien aperçu par un homme qui travaille dans la mâture, ou même par un matelot sur le pont. Toujours est-il que le premier à voir une voile se verra accorder le privilège de récupérer les meilleurs armes qui seront trouvées à bord de la prise.
Le choix de la prise n’est pas anodin non plus. Les pirates ne se mettent pas en chasse de n’importe quelle voile sans l’avoir clairement identifiée, et sans avoir dument réfléchi à une stratégie. Comme un loup se jette d’abord sur la brebis blessée, ils savent reconnaître un navire tellement chargé qu’il en sera plus lent. Ils repèrent, à un défaut de l’assiette du navire, une voie d’eau le rendant peu manœuvrant. Et, face à une prise qui paraît trop grosse pour eux, ils peuvent choisir de la pourchasser de loin pendant des jours, jusqu’à semer le doute et l’angoisse dans l’esprit du capitaine poursuivi. Ils pourront même s’arranger avec le vent, pour l’acculer contre une côte où ils peuvent naviguer en toute sécurité, alors que leur prise risquera de talonner le fond. Et parfois, après vote de l’équipage, ils choisiront tout simplement de passer leur chemin… Avaries sur leur propre navire, mauvaise mer, vent défavorable, artillerie trop lourde pour eux… Parfois, il faut savoir rester humble.
Voilà pour ce qui est de la tactique d’approche. Pour la suite, il faut commencer par mentionner une règle primordiale chez les pirates, quel qu’ils soient : tout sera toujours mis en œuvre pour que la prise se rende, au prix du moins d’efforts possible. Pourquoi ? Parce que les pirates, nonobstant les stéréotypes véhiculés par le cinéma et certaines littératures, ne sont pas des tueurs. Ce sont avant tout des voleurs, qui peuvent se faire tueurs s’ils n’ont pas le choix. Les pirates ne veulent pas détruire les navires. Ils veulent voler ce qu’ils transportent. Et comment pourraient-ils mettre la main sur le contenu des cales, s’ils s’amusaient à canonner à feu nourri leurs prises, en prenant le risque de les couler ? D’autant que parfois, ils voudront s’approprier ladite prise pour l’ajouter à leur flotte… En ce cas, ils ne chercheront qu’à la désemparer, en tirant dans le gréement par exemple.
Ils ne vont donc pas canonner au hasard. Ils vont même tout faire pour éviter de tirer un seul coup de canon. C’est une sorte de défi permanent pour eux : c’est à celui qui fera se rendre ses proies, avec le moins de coups de canon possible. Comment faire ? Après avoir usé de ruse pour dissimuler ses intentions, on usera d’intimidation une fois celles-ci dévoilées. Le pavillon noir est hissé, la prise est acculée. Le but des pirates : qu’elle ait suffisamment peur pour se rendre le plus rapidement possible. Pour cela, ils n’hésitent pas à se maquiller en se frottant le visage avec du charbon ou du goudron. Des musiciens jouent des marches guerrières. Ils brandissent leurs armes en hurlant et en vociférant. Le capitaine Thatch, dit Barbe-Noire, était connu pour apparaître sur le pont avec des mèches d’étoupe incandescentes dans sa barbe et ses cheveux, lui donnant ainsi un air de diable sorti des enfers. Une telle vision devait dissuader le capitaine de la potentielle prise à toute rebuffade. Et en général, cela suffisait.
Barbe-Noire, dans la série-documentaire Netflix « The lost pirate kingdom »
Il faut savoir une chose sur les navires de marine marchande à l’époque. Ils sont pourvus d’une artillerie, souvent légère, pour parer aux éventuelles attaques de pirates. Mais les effectifs des équipages sont souvent réduits, entre dix et vingt marins (à l’exception des négriers, qui pouvaient être jusqu’à 70 à bord… Mais la moitié environ meurt pendant le voyage, d’où cette mesure de précaution de prendre plus d’hommes au départ). Les hommes sont occupés du matin au soir, à entretenir le gréement, à peindre, huiler, graisser, gratter… Bref, toutes ces tâches qui constituent le travail du matelot. Il ne reste pas beaucoup de temps pour s’entraîner au tir au canon. Ainsi, quand un navire pirate est identifié, ils ne font pas les fiers : ils n’en ont pas les moyens. En sous-nombre, sous-armés et sous-entraînés, ils ne peuvent prétendre faire quoi que ce soit face à ces adversaires. Le capitaine de marine marchande est face à un dilemme épineux : la pression des armateurs pèse sur lui. Il sait que s’il rentre au port sans sa cargaison et qu’il ne peut amener la preuve qu’il a tout fait pour la garder, on retiendra sur ses gages un pourcentage pouvant le mener jusqu’à la banqueroute. D’un autre côté, il sait que tenir tête aux pirates est dangereux pour sa sécurité : ses hommes vont tout faire pour éviter le combat au corps-à-corps et le bain de sang que l’on voit dans les films… Sachant la défaite inéluctable, et leur mort certaine s’ils se dressent contre leurs poursuivants, ils pourraient être tentés de se mutiner pour se ranger du côté des pirates. Tous connaissent bien ces histoires de matelots revanchards et maltraités qui se sont enrôlés volontairement sous le pavillon noir pour fuir la marine marchande, voire pour avoir une occasion de casser du capitaine de droit divin… Face à ce dilemme, le capitaine de marine marchande a une très fine marche de manœuvre : garder sa toile et essayer de fuir, jusqu’à essuyer un coup de canon ou deux, qui lui donneront le prétexte d’enfin amener les couleurs…
C’est ainsi que, dans l’écrasante majorité des cas, le navire marchand se rend au premier coup de canon qui tombe dans l’eau… Pour ce faire, il va venir face au vent et masquer un hunier pour casser son erre.
Dans le prochain article, nous continuerons de disséquer le mythe de l’abordage, en racontant ce qu’il se passait concrètement, au moment où un équipage pirate passait à bord d’une prise…
En lisant la série Ruth Wolff, pirate, le lecteur rencontrera de nombreux termes en lien avec la navigation à la voile. Ce vocabulaire a volontairement été sauvegardé, au lieu d’être édulcorer par des mots plus génériques. Car si un champ lexical plus accessible aurait facilité la fluidité de la lecture, il aurait ce faisant nier toute la spécificité et la beauté du langage maritime. Ruth Wolff, pirate, ce n’est pas un roman où la mer n’est qu’un décor. Elle est le ciment de la communauté des marins, les navires en sont les outils, et par eux, se transmettent une culture riche d’histoire et de complexité. Le langage maritime n’est pas un dialecte fumeux fait pour embrouiller les néophytes. C’est un langage technique riche de sens. Quiconque a été sur un voilier sait que le marin ne peut donner d’ordres vagues et flous. Chaque élément, chaque cordage, chaque espar, a son nom propre. Et ce n’est pas une fantaisie de marin épris de poésie. C’est une nécessité.
Dans cet article, nous survolerons les notions de voile élémentaires. C’est-à-dire, quels sont les principaux cordages d’un voilier, les différentes « allures », le rôle de chaque voile, et quelques évolutions expliquées sommairement.
Les principaux cordages :
Avant d’aller plus loin, il est bon de souligner qu’un trois-mâts comptent entre cent-cinquante et deux-cent cinquante points de tournage. Un point de tournage étant l’endroit (le point) du navire où un cordage est tourné (c’est-à-dire, « attaché » au pont, par le moyen d’une pièce de bois, qui sera un cabillot ou taquet.
Les cordages décrits ici sont en fait des grandes catégories, dans lesquels on peut retrouver des dizaines de cordages. Par exemple, chaque voile carrée dispose de deux bras, et parfois de contre-bras. Chaque voile a ses deux écoutes. Etc, etc. C’est donc une liste non-exhaustive.
A gauche : un râtelier portant des cabillots, sur lesquels sont tournés les cordages. A droite : un taquet.
Les drisses : elles servent à hisser (drisse, hisse, la sonorité peut servir de moyen mémo-technique) une voile, ou une vergue. Les basse-voiles des navires carrés (grand-voile et misaine) sont enverguées sur des vergues fixes. Les huniers (juste au-dessus des basse-voiles), sont parfois fixes, parfois mobiles (on dit alors qu’ils sont volants). Les perroquets sont toujours volants. Quand les voiles sont fixes, il n’y a pas besoin de drisse pour hisser la vergue, elle est déjà à poste. Quand elles sont volantes, on doit d’abord hisser la vergue avant d’envoyer la voile.
Les écoutes : ce sont les cordages les plus importants dans le réglage de la voile. Sur une voile carrée, elles se trouvent aux coins inférieurs, des deux bords. En bordant (c’est-à-dire en tirant dessus) l’écoute, on réduit l’angle d’incidence de la voile avec le vent. En la choquant (c’est-à-dire en lui donnant du mou), on l’augmente. Plus on se rapproche des allures portantes (voire paragraphe suivant), plus on choque les écoutes.
Les amures : on ne les trouvera que sur les basse-voiles d’un navire carré. L’amure du côté du vent sera raidie.
Les bras : ils sont frappés (amarrés) en bout de vergue. Leur point de tournage sur le pont se trouve en arrière de la voile. Quand on brasse (quand on tire sur les bras), on oriente la vergue (et donc, la voile) par rapport au vent.
Les rabans : quand la voile est bien rangée, ferlée (serrée) contre la vergue, et qu’on veut l’envoyer, on commence par monter dans la mâture, et on vient se ranger le long de la vergue. Les gabiers défont les nœuds des rabans, ces petits cordages amarrés à la vergue, qui retiennent la voile contre elle.
Les cargues : une fois la voile dérabantée, elle s’affale en partie vers le bas. Elle est encore retenue à la vergue par des cargues. On dit que la voile est carguée. Les cargues sont tournées sur le pont. Quand on veut envoyer la voile, il suffit de les larguer : la voile, libérée, s’affale vers le pont. Il n’y a plus qu’à border les écoutes et brasser.
Les garcettes de ris : ce sont de tout petits cordages, que l’on trouve sur la face antérieure et postérieure de la voile. Ils forment ce qu’on appelle une bande de ris. Sur les basse-voiles, il n’y en a qu’une. Mais sur les huniers, on en trouve trois. Par brise un peu fraîche, on ordonna de prendre un (ou des) ris. Une fois les écoutes mollies, les gabiers monteront sur la vergue, comme s’ils allaient serrer une voile. Ils tireront dans leurs bras la voile et la retrousseront contre la vergue, jusqu’à la première, deuxième, ou troisième bande de ris (selon les ordres). Quand ils auront accès aux garcettes, ils les noueront ensemble contre la vergue. Cette manœuvre permet de réduire la surface de la voile, donc de soulager la tension dans le gréement, tout en gardant de la toile.
Les hale-bas : comme leur nom l’indique, ils servent à haler une voile vers le bas, donc à l’affaler. Les hale-bas se retrouvent sur les voiles d’axe, c’est-à-dire les focs et les voiles d’étai.
Les différentes allures
L’allure, c’est le cap du voilier par rapport au vent. Pour que les voiles « portent », c’est-à-dire qu’elles prennent bien le vent de façon à faire avancer le bateau, il faut régler leur angle par rapport au vent (c’est l’angle d’incidence).
Bâbord amures, tribord amures : L’amure, dans ce contexte, est le bord d’où le navire reçoit le vent.
Les différentes allures en bref : Quand on est face au vent (ou bout’ au vent, ou vent debout), le navire n’avance pas. Voire même, il cule (recule), s’il s’agit d’un navire à voiles carrées. Car alors, les voiles se retrouvent à contre (elles prennent le vent sur leur face avant). Au près, l’angle d’incidence est très restreint. Les navires à voiles carrées font un très mauvais près par rapport aux voiliers à voiles auriques ou bermudiennes. Au près, il faut rester vigilant à ne pas faire chapelle, c’est-à-dire masquer les voiles à contre. Car alors, le navire ne serait plus manœuvrant. C’est au près que l’on sent le plus le vent, car le vent réel se combine au vent vitesse (le vent vitesse, c’est ce même vent que vous créez quand vous faites du vélo), vu qu’ils sont tous deux dans le même sens. C’est aussi à cette allure que le navire gîte le plus (qu’il penche sous l’action du vent). Plus on se rapproche du travers, plus on ouvre les voiles pour qu’elles continuent de bien porter. Ouvrir les voiles, c’est agrandir leur angle d’incidence avec le vent. Sur le bateau, cela se traduit par choquer les écoutes et les bras sous le vent (et en reprenant ceux au vent). Quand le vent passe sous l’arrière du travers, on passe aux allures dites « portantes ». Du travers au vent arrière, on dit qu’on est au portant. On continue d’ouvrir les voiles. Le navire gîte moins. Au vent arrière, on dit d’un navire à voiles carrées qu’il est « brassé carré », car ses voiles sont brassées (orientées grâce aux bras) perpendiculairement à l’axe du navire. Au vent arrière, le vent vitesse et le vent réel s’annulent, ce qui donne l’illusion qu’il n’y a plus de vent.
Les voiles du Belem, brassées au près
Les évolutions :
Lofer : on lofe quand on prend un cap plus près du vent. Abattre : s’éloigner du lit du vent. Louvoyer : tirer des bords, face au vent. Le navire va faire sa route au près sous une amure pendant un temps, puis virer de bord et faire route sous l’autre amure, ainsi en zig-gazant. La route va être ainsi trois fois plus longue que si on traçait une route directe.
A gauche : Un virement vent devant à bord d’un voilier dont les voiles sont dans l’axe. A droite : un virement de bord lof pour lof (vent arrière) à bord d’un trois-mâts.
Le virement de bord : Virer de bord, c’est changer d’amure, donc changer le bord qui reçoit le vent. On peut le faire vent devant, ou vent arrière. Un virement vent arrière sur un navire à voiles carrées est appelé un virement « lof pour lof ». Le lof étant le bord au vent de la voile. L’avantage de le faire vent devant, c’est que s’il est bien fait, on perd très peu de terrain, contrairement au virement lof pour lof. Cependant, sur un navire à voiles carrés, il est plus difficile de virer vent devant que vent arrière. C’est ainsi qu’on peut juger de la grande différence entre voiles carrées et voiles d’axe, quand il s’agit de louvoyer. Les navires à voiles carrées faisant déjà un très mauvais près en raison de leur gréement, ils sont aussi handicapés s’ils ne sont pas assez nombreux et compétents à bord pour faire des virements vent devant. A chaque virement lof pour lof, ils perdront du terrain. Alors qu’un navire à voile aurique par exemple, pourra serrer le vent de plus près, et en plus, virer vent devant sans difficulté.
A gauche : le navire vire vent debout. Il perd peu de terrain. A droite : il vire vent arrière. A chaque fois, il perd du terrain pour regagner son cap.
Ces précisions ne suffisent en rien à comprendre toutes les complexités de la navigation à la voile à bord de vieux gréements. Mais elles permettront au lecteur néophyte de mieux comprendre les enjeux des manœuvres auxquelles Ruth participe, et donc d’avoir une lecture plus fluide et de mieux s’immerger dans l’univers de la série.
On se rappelle tous du gigantesque Hollandais Volant et de l’imposant Pearl de Pirates des Caraïbes… S’ils ont le mérite indéniable de satisfaire notre émerveillement et de titiller notre imaginaire, nous sommes en mesure de nous demander si ces navires spectaculaires étaient légion chez les pirates, comme Hollywood semble vouloir nous le faire croire…
Et bien non ! Vous vous en serez doutés, étant donné ce préambule. Les pirates de l’époque de Ruth Wolff naviguaient surtout dans les Antilles, et en été, certains longeaient la côte américaine de la Floride au Maine. Ils ne faisaient pas de long cours. La nature de leurs activités leur interdisaient de facto de faire escale dans les ports civilisés, au risque d’être aussitôt cueillis par les autorités. Ils ne pouvaient donc pas espérer profiter des rades sécurisées autour desquelles les colons avaient construit leurs ports. Ils devaient se contenter des centaines de petites îles et autres cayes pour leurs escales sauvages. En outre, s’ils voulaient avoir l’avantage sur leurs proies, souvent de lourds navires marchands, ils devaient pouvoir les devancer, voire les acculer contre une côte qu’eux-mêmes pouvaient frôler sans danger. Ils devaient également pouvoir se faufiler entre les bancs de sable meurtriers (et mal cartographiés !) pour échapper à d’éventuelles poursuivants. Tout cela induit un paramètre essentiel, qui exclut les gros navires de Pirates des Caraïbes : le tirant d’eau (la distance entre la quille et la ligne de flottaison du navire). A titre d’information, même à Nassau, le repaire favori des pirates de cette époque, les vaisseaux de quatrième rang et au-dessus ne pouvaient mouiller sans talonner !
Autre paramètre important : la maniabilité et la vitesse. Contrairement encore une fois à ce qui est systématiquement montré dans les films, les pirates ne naviguent pas souvent avec un seul navire. Bien sûr, cela arrive, mais s’ils en ont l’occasion, ils préféreront souvent s’allier à d’autres pirates, afin de monter une escadre, une petite flottille. Car pour arraisonner une proie, il vaut mieux trois ou quatre petits bateaux rapides et maniables qu’une grosse baille immanoeuvrable. C’est pourquoi leur préférence allait vers des navires légers, aux formes élancées, bien toilés, et capables de remonter au vent efficacement.
Bien que la légèreté soit un atout indéniable lors de la poursuite, il ne faut pas oublier que la capacité de charge a son importance : les pirates sont là pour remplir leurs cales, après tout. Ils sont souvent très nombreux dans leurs équipages (à titre de comparaison, quand on compte entre 15 et 30 marins sur un navire marchand, on peut trouver des navires pirates aux mêmes dimensions dotés d’un équipage de 150 hommes). En outre, un navire bien lesté dérive moins. C’est donc un équilibre entre légèreté et stabilité qu’il faut trouver.
Enfin, un paramètre important reste l’artillerie. Hollywood nous a encore dupé, les abordages et les combats au corps-à-corps étaient rares, nous aurons l’occasion d’en reparler. Le but des pirates, comme tout bon travailleur, est d’obtenir un résultat optimal pour le moins d’efforts possible. Pour cela, ils miseront sur la peur et l’intimidation. L’objectif est d’amener la proie à se rendre le plus rapidement possible. C’est pourquoi une artillerie de choix, manipulée par des hommes compétents, est des plus importantes. Les canons, en plus de contribuer à la stabilité du navire, sont le nerf de la guerre de course, et de la piraterie. Quelques boulets frôlant la voilure d’une proie, ou plongeant à quelques yards de sa coque, suffisent en général à retirer toute volonté de rébellion de sa part.
Tous ces paramètres sont à prendre en compte dans le choix d’un navire destiné à la course illégale. Mais le navire « parfait » n’existe pas. C’est pourquoi certains équipages préféreront privilégier tel atout plus qu’un autre. D’autres équipages n’auront pas le luxe de choisir, et se contenteront de ce qu’ils trouvent. C’était le cas des premiers marins résolus à attaquer les épaves espagnoles, en 1715.
Les periaguas :
Exemples de periaguas
(Beaucoup) plus souvent issus du gaillard d’avant que de l’arrière, ces hommes manquaient de moyens pour armer un navire conséquent. Bon nombre d’entre eux ont mutualisé leurs ressources pour acheter (ou voler) des petites embarcations rapides, notamment les pirogues, dites periaguas, des Indiens. Parmi eux, les Mosquitos, qui faisaient parfois affaires avec ces Blancs débraillés, qui n’avaient aucune prétention à les asservir et à leur voler leurs terres, mais qui se contentaient de leur échanger des armes et des produits manufacturés en échange de leurs pirogues. Parfois, ces futurs pirates embarquaient un de ces Indiens avec eux, pour qu’il les aide à prendre en main ces periaguas (c’est le cas d’un des hommes de Bellamy, que vous rencontrerez dès le tome I). Les periaguas n’ont pas comme seul avantage d’être accessibles à n’importe quel matelot sans le sou et un peu débrouillard. Ce sont des esquifs rapides et très manoeuvrants. Comme elles peuvent être menées à l’aviron, elles sont performantes même avec un vent de face. Avec leur tirant d’eau très faible, elles peuvent se glisser dans les mangroves et être touées jusque sur le rivage. Mené par des hommes compétents, elles peuvent même faire un peu de large, tant que la mer n’est pas trop grosse. Ainsi, s’ils évitent la saison des ouragans, les pirates peuvent grâce à elles se déplacer un peu partout dans les Antilles. Mais c’est sans compter sur le manque de place à bord, qui empêche d’embarquer beaucoup de vivres et d’eau. Sans compter la place qu’il reste pour l’artillerie. Hormis quelques éventuels pierriers, les pirates devront se contenter d’arroser leurs proies de leurs balles de mousquet. Pour cela, il leur faut se rapprocher dangereusement d’elles, afin qu’elles soient à portée de tir. Les periaguas ont tout de même permis à bon nombre de pirates, de Bellamy à Hornigold, de se constituer un bon pécule de départ, qui par la suite leur ont permis de prétendre à des navires plus importants.
Les sloops :
Un sloop britannique
Il existe une ambiguïté dans les traductions de texte anglais-français quant aux sloops. En français, le sloop est un bateau à un mât, doté de plusieurs voiles d’avant et d’une grand-voile aurique, occasionnellement d’un hunier. En anglais, le terme « sloop » est beaucoup plus générique. Il désigne à la fois les navires à un mât, mais aussi des trois-mâts (souvent de petite taille, comme les corvettes, ou sloop-of-war). Cette difficulté tend à nous faire croire que tous les navires pirates étaient des sloops, et selon notre pays d’origine, à penser qu’ils n’avaient presque que des navires à un mât, ou des trois-mâts. La réalité est sans doute, comme souvent, plus nuancée. Les pirates avaient certes des trois-mâts de temps en temps, mais aux vues des gravures et récits de l’époque, on peut affirmer sans trop de risques qu’ils avaient bien plus souvent des sloops version français, c’est-à-dire à un seul mât.
L’avantage de ce navire est multiple. Doté d’une bonne jauge comparé aux periaguas, il peut embarquer suffisamment de vivres et d’eau douce pour de longues traversées. Les cargaisons pillées viendront peu à peu remplacés les vivres consommées. Il peut charger une dizaine ou une douzaine de canons légers, de quatre à huit livres en général. Surtout, sa mâture haute le dote d’une meilleure prise au vent que les periaguas. Sa grand-voile aurique, comme toutes les voiles d’axe (voiles dont le point de pivot se fait depuis l’axe longitudinal du navire, contrairement aux voiles carrées, qui pivotent sur un axe latéral), lui permet de serrer le vent de près. Mais grâce à son hunier (voile carrée, comme sur la gravure ci-dessus), il peut tout de même gagner quelques nœuds significatifs au portant (un article sur les bases de la navigation à la voile sera publié dans quelques temps). Pour ne rien gâcher, le sloop a un tirant d’eau plutôt faible (bien que cette donnée soit à nuancer : le tirant d’eau dépend de nombreux autres facteurs, comme la qualité de la construction du navire, son utilisation d’origine, etc…). Il peut donc mouiller quasiment partout dans les Antilles. Tous ces éléments font du sloop le navire presque idéal du pirate. A trois ou quatre sloops, une flottille pirate peut surprendre sans problème (à condition d’être bien commandée et manœuvrée) un gros navire marchand.
Mais leur taille est à la fois leur principal atout et leur plus gros inconvénient : pour les pirates ambitieux, qui veulent rester plus longtemps en mer et attaquer de plus grosses prises, ils se retrouvent vite limités par le manque de place et par l’artillerie légère.
Les bricks et les brigantins:
L’USS Niagara, un brick de construction plus récente que ceux des pirates de 1715, mais le gréement s’en rapproche tout de même beaucoup
Le brick est un navire à deux phares (mâts) carrés. Il dispose aussi d’une grande brigantine, finalement beaucoup plus souvent hissée que sa grand-voile carrée. Le brigantin est un petit brick, dont la grand-voile est la brigantine, qui est cette fois plus grande que celle du brick.
Ces gréements sont intéressants à bien des niveaux. Bien toilés compte tenu de leur taille, ils restent rapides et très maniables. Moins performants que les sloops aux allures de près, du fait de leurs nombreuses voiles carrées, ils compensent un peu ce défaut par des brigantines et des voiles d’étai conséquentes. Ils sont surtout utiles pour faire du portant, et aller au large. Leur tirant d’eau reste faible, et leur jauge est plus importante que les sloops. Enfin, les pirates peuvent partir longtemps sans avoir à toucher terre (les bricks armés en marchande faisaient du long cours sans problème). Ils peuvent également porter plus de canons, et des plus lourds. Une alternative intéressante au sloop, pour les pirates qui veulent faire du large, avoir plus d’espace de vie à bord (et donc pouvoir être plus nombreux) et impressionner leurs proies par leur vitesse au portant.
Le nec-plus-ultra : les négriers
La Whydah Gally
Il est des pirates, autour de 1717 et 1718, qui deviennent si puissants, si nombreux et si bien organisés que leurs ambitions dépassent de loin ceux de leurs homologues. Bellamy et Thatch (Barbe-Noire) ont tous deux compris l’intérêt des flottilles. Enrôlant dans leurs équipages tous les volontaires (et même ceux qui l’étaient moins), ajoutant à leur unique navire trois ou quatre bateaux petits mais performants, ils se sont vite retrouvés, au bout de quelques mois à peine, à la tête d’une escadre de trois à cinq bateaux, et entre 200 (Bellamy) et 400 hommes (Thatch). En prenant conscience de leurs forces, leurs ambitions changent, tout naturellement.
Bellamy le premier a testé l’efficacité du négrier en tant que navire pirate. Thatch, plus expérimenté que son jeune homologue, a tenté le coup plus tard, mais sans doute n’aurait-il pas attendu que Bellamy l’inspire pour avoir la même idée. Le négrier n’est pas toujours un trois-mâts, mais dans notre cas, on va se concentrer sur ce gréement-là. Il a l’inconvénient manifeste d’être gros, et potentiellement de caler plus qu’un brick ou un sloop. Mais cet inconvénient n’en est pas un, si l’équipage peut embarquer suffisamment de vivres et d’eau pour rester sur l’eau pendant des semaines, voire des mois. Ils peuvent organiser des escales sauvages moins fréquentes, et sont donc moins pénalisés par le manque d’abris où ils peuvent se faufiler.
Le négrier, avec son gréement à l’hollandaise (une voile latine en guise de voile d’artimon), est très performant au portant. Sa quille profonde lui donne une bonne prise à l’eau, et ses bouchains arrondis une bonne hydrodynamique. En outre, ces navires peuvent réellement porter de l’artillerie lourde, bien plus que les bricks. Enfin, les pirates peuvent embarquer du douze livres par exemple, et disposer d’une puissance de feu souvent supérieure aux navires qu’ils pourchassent. Et en ce qui concerne la capacité de charge… La sinistre fonction des négriers étant de transporter une cargaison d’êtres humains, il leur faut une jauge nette très importante. C’est sans doute pour cette raison que les négriers avaient ces formes bien frégatées (aspect ventru du navire quand on le regarde dans l’axe longitudinal). Certains n’étaient autre que des frégates armées à la course pendant la guerre, et reconverties au commerce en temps de paix, comme la Concorde nantaise, tombée entre les mains de Barbe-Noire en 1717.
Le négrier est le plus gros navire dont des pirates peuvent tirer parti. Pour les pirates de l’époque, s’approprier un négrier est un aboutissement, une ambition de puissance réalisée. Il est fort peu probable qu’ils y voyaient un quelconque symbole. Mais ce n’est pas notre cas. Permettons-nous de prêter à ce fait d’histoire un regard subjectif, car finalement tout regard du futur sur le passé est subjectif. En volant un négrier à son armateur cupide et insensible aux violences dont il est responsable (bien qu’il ne soit pas le seul, cela va sans dire), les pirates transforment un petit morceau de cette société cannibale et cruelle. Ils prouvent encore une fois que même lorsqu’on est en bas de l’échelle sociale, même lorsqu’on est excommunié de la société, on peut sensiblement la changer. Un négrier transformé en navire pirate, c’est comme un matelot exploité transformé en marin libre, un Africain qui retrouve son nom et sa liberté, c’est une femme pauvre échappant à la prostitution… En d’autres termes, c’est la preuve par l’exemple que rien n’est jamais figé, pas même la condition à laquelle on est assigné dès la naissance. Surtout, c’est la preuve que les opprimés et les exploités peuvent parfois se réapproprier ce qui leur est dû. Car on est en droit de se demander, si la piraterie consiste en un vol, comment qualifier si ce n’est comme la plus grande des pirateries l’oppression des marins (sous-payés et maltraités) par la Navy et la marchande, ou pire, l’exploitation des Africain-e-s, à qui on a volé jusqu’à leur nom et leur identité ?
Pour conclure, un renvoi à l’Amistad, qui, en 1839, a été repris par les Africains prisonniers à son bord. Cette affaire a fait grand bruit, et en pleine période abolitionniste, a mené à leur libération et leur retour en Afrique. Car, s’il est sympathique de trouver un symbole de libération dans des pirates blancs qui capturent un négrier, il n’y a tout de même pas de symbole plus fort que ce négrier repris par des Noirs.