De retour de transatlantique

Paillotes sur la plage de Boca Chica, République Dominicaine

Neuf mois depuis le dernier article publié sur ce blog. Neuf mois ! Le temps d’une grossesse. Et c’est une forme de gestation que j’ai vécu durant ces neuf mois, une gestation dont le fruit n’est pas un bébé, mais un amas dense de souvenirs, de connaissances, d’expériences, toutes aussi formatrices les unes que les autres.

Embarquer sur un vieux gréement affrété pour la marine marchande et traverser l’Atlantique avec, c’est comme ça que Ruth Wolff a commencé, comme certains d’entre vous le savent. Il était aussi inespéré qu’inattendu de pouvoir vivre la même chose, au 21ème siècle. Et pourtant ! Grâce à une poignée de marins passionnés, dégoûtés par la pollution des cargos à moteur, c’est encore possible de vivre cette expérience, qui à la fois un bond dans le passé, et une projection dans un autre futur possible.

J’ai embarqué sur le Gallant, goélette franche de la Blue Schooner Company, en juillet 2021. Après trois mois de navigation entre l’Angleterre et le Portugal, et un mois et demi d’hivernage à la maison, à Douarnenez, le Gallant est parti pour les Antilles le 17 novembre 2021. Il s’est arrêté trois semaines au Portugal pour un carénage, et nous avons quitté Portimao le 15 décembre. Cinq semaines de mer, sans escale, avant de voir se profiler les lumières de la Barbade.
De la Barbade, à la Colombie en passant par la République Dominicaine, nous avons chargé du rhum, du gin, de la panela (sucre de canne non raffiné), du café, du cacao. Ça me paraît aujourd’hui franchement décalé de résumer ces sept mois en quelques phrases. Ces propos sobres et factuels camouflent une réalité qu’il ne faut pas oublier : l’exigence de la navigation sur un grand voilier, les nombreux obstacles rencontrés dans les ports de commerce, peu voire pas adaptés au type de bateau que nous sommes, la frustration face à ces difficultés, l’intensité des chargements et déchargements, les litres de sueur exhalés, l’épaisse couche de corne sur les mains, les aléas techniques, la nécessité de s’adapter et de se débrouiller devant chaque grain de sable qui vient se loger dans les engrenages…
Mais il faut aussi rappeler d’autres éléments… Le bonheur de passer la dernière aussière en arrivant au port, le bonheur de larguer la dernière en repartant, les bonnes surprises que sont un gros poisson pêché, un grain pluvieux apportant avec lui la possibilité d’une douche à l’eau douce, les discussions à n’en plus finir des quarts de nuit, les fous rires, les soirées d’escale, la satisfaction et la fierté de charger le dernier fût, le dernier sac, les pulsions d’adrénaline à l’approche du grain, la joie partagée d’avoir étalé avec brio, les paysages magnifiques…
En bref, une expérience riche, variée, inoubliable, qu’une simple phrase factuelle ne saurait rendre. C’est pourquoi, je vais tenter par cet article, de vous présenter les aspects de cet embarquement qui m’ont le plus marqué, ceux qui sont inhérents au métier de marin au long cours. Je vais parler seulement des aspects qui me semblent intemporels, et que d’une certaine façon, les personnages de l’univers de Ruth Wolff connaissent aussi au quotidien.
Car même si les conditions de vie à bord ont changé (confort de vie, prouesses technologiques), il y a une chose qui n’a pas changé depuis le 18ème siècle, et pas des moindres : la mer elle-même.

Le dinghy du Gallant dans le lagon de Bahia Andrès, République Domincaine

Les relations de bord :

En mer, tout est plus fort. Les amitiés, les joies, les peines, les conflits… Pourquoi ? Sans doute pour plusieurs raisons. Le travail difficile d’entretenir et de manœuvrer un grand voilier dans toutes les mers et toutes les météos, cela induit nécessairement un fort esprit d’équipe qui tend à intensifier les rapports.
Mais la navigation au long cours apporte une difficulté supplémentaire et non négligeable à mon sens : l’éloignement de toute civilisation. Les compagnons de bord représentent la seule expérience de l’Altérité que l’on puisse faire, en mer. Il n’existe pas d’autres humains avec qui interagir que ces gens-là. Du coup, quand on a pas l’habitude, ou quand on est très sensible au regard des autres, on peut prendre beaucoup trop à cœur la moindre interaction sociale, qu’elle soit positive ou non. Le navigant qui n’a pas encore l’expérience de ces longues traversées, souvent, accorde une importance accrue à ces relations de bord, car ce sont les seules à laquelle se raccrocher. Une entente cordiale prend vite la forme d’une amitié indéfectible. Un différent prend tout aussi vite la forme d’une éternelle animosité. Dans le tome 1 de Ruth Wolff, c’est ce qui a rapproché si vite Ruth et Galway, et c’est ce qui rend Marty amer et agressif, à la fin de la traversée. La cohésion peut être très forte et à la fois très fragile. La moindre pique peut passer inaperçue un jour, et détruire l’estime de soi le lendemain. Le moindre mot aimable peut de la même manière regonfler à bloc une personne, et n’être même pas entendu à un autre moment. Sur un bateau en haute mer plus qu’ailleurs, on prend conscience du pouvoir dévastateur ou salvateur des mots.

Sachant cela, on comprend mieux le détachement que manifeste certains vieux marins à l’égard de leurs compagnons de bord. Non pas une inimitié, non ! Car ces mêmes marins aguerris peuvent être des camarades loyaux et faciles à vivre. Mais une certaine distance, une pudeur dans les rapports. Une façon de rire et de parler avec chaleur, tout en évitant une trop forte intimité.
Ainsi, de Baldwin, le voilier de l’Anglesea, qui ne décroche jamais un mot mais qui observe et écoute, et sait agir au moment opportun pour le bien de tous. Ou encore Peter Hoff, dit « Langue-de-Chat » par rapport aux multiples vies qu’il a eu avant de devenir pirate. C’est avec beaucoup de pudeur qu’il daignera en raconter quelques bribes à Ruth. Le tempérament a priori solitaire et maussade de Charles Vane cache une difficulté à communiquer avec autrui, mais aussi un sens de la justice et une forte loyauté envers ses semblables. Jack Rackham, affable et extraverti de prime abord, est doté d’un sens de l’observation et d’une capacité à faire la part des choses que beaucoup envient. Le capitaine Jennings lui-même, très doué pour maintenir une distance avec son équipage, distance souvent interprétée comme du mépris et de la froideur, a su montrer, dans ses actes, une grande confiance dans le potentiel de Charles Vane, et lui a accordé plus de temps et d’énergie, à sa manière, qu’à beaucoup d’autres matelots.

Certains de ces marins, imaginaires ou non, sont peut-être simplement comme ça, de caractère. Mais il est clair que l’expérience de la mer nécessite ce détachement, par moments. Même, qu’il s’apprend. Le juste milieu n’est sans doute pas facile à trouver, entre le fait de garder une certaine capacité à s’émerveiller d’une rencontre, et celle de rester stoïque face aux échanges intenses que peuvent induire la vie en mer. Mais c’est un équilibre qui se travaille, et qui à mon sens, participe à ce « sens marin » dont on parle souvent.

Le sens marin :

Il est là quand on est peu nombreux sur le pont, qu’il fait nuit et que les grains menacent. Il est là quand on juge de la houle, hachée, croisée, longue ou courte, et qu’on essaie de s’y adapter à la barre. Il est là quand on surveille les courants de marée entre les îles et les cailloux. Il est là quand on discute du meilleur moment pour virer. Il est là quand on abat dans les rafales et quand on lofe dans les molles pour ne pas empanner. Il est là quand on lève les yeux et qu’on cherche ce qui coince. Il est là quand on pare les drisses à filer en avance, quand on guette les bouées de casier et les balises en arrivant au port. Il est là quand on se déroute pour secourir des gens en difficulté. Il est encore là quand on repère un toron rompu dans un cordage, le fourrage qui se défait sur un hauban, une voile mal étarquée. Quand on juge de la tension d’un bout et qu’on demande des mains supplémentaires avant de le détourner. Et il est toujours là quand on distingue le feu d’un navire sur l’horizon, quand on décide de réveiller le capitaine ou de ne pas le réveiller. Il est là quand on surveille du coin de l’œil celui ou celle qui s’est fait mal, même quand il.elle dit qu’il.elle se sent bien. Il est là quand on attend que la.le troisième revienne de la cuisine pour y aller à son tour, afin de ne pas laisser la barreuse ou le barreur seul.e. Il est là quand on décide de se lever et d’enfiler un ciré quand une rafale couche le bateau, quand on accompagne un nouveau dans une tâche nouvelle pour lui, quand on marche sur la pointe des pieds dans le poste, quand on nettoie un bocal cassé dans le frigo, quand on change le rouleau de papier toilette…

Beaucoup disent que c’est un trait de caractère, on l’a ou on ne l’a pas. Je ne prétends pas pouvoir trancher, ni même le vouloir. Ce dont je suis sûre, c’est qu’il se développe avec le temps. En revanche, son essence même, cet état de vigilance permanente, cet équilibre entre l’état d’alerte et la passivité, cette tendance à s’oublier, à tendre l’oreille, à se détourner d’une conversation, pour regarder en l’air ou sur l’horizon, juste comme ça, pour vérifier, c’est sa nature même, la base. Effectivement, peut-être que cet aspect-là ne s’apprend pas, que c’est un trait de caractère. Peut-être.
Mais pour être en capacité d’agir sur son environnement afin de continuer à naviguer en sécurité, de la façon la plus optimale qui soit, il faut savoir quoi écouter, quoi regarder. Reconnaître les bruits inhabituels de ceux qui sont normaux, savoir si un grain nous vient dessus ou nous passe derrière, distinguer les multiples visages de la mer, clapoteuse, houleuse, mauvaise, hachée… Et cela, ça s’apprend, qu’on en déplaise. Certains l’apprennent si tôt, parfois enfant, qu’une fois adultes, ils ont tendance à oublier qu’eux aussi, l’ont appris.

Rapidement, Ruth Wolff a démontré qu’elle l’avait, en dépassant sa peur pour sauver de la mort le jeune Marty, ou quand, dans un moment d’urgence, elle pallie à son manque de force physique en gréant un palan de fortune sur une écoute. Elle a la faculté de réagir sous la pression, la curiosité d’observer autour d’elle ce qu’il se passe, l’abnégation nécessaire pour s’oublier au profit du bateau. Mais ça ne l’empêche pas, à ses débuts, de rater un nœud de chaise, ou de vouloir détourner un cordage soumis à une tension extrême.
Il y a ce qu’on sait, ce qu’on est, et ce qu’on apprend, dans la douceur ou dans l’adversité. On ne peut pas prétendre ne pas faire d’erreurs en apprenant, dans aucun domaine. La difficulté réside dans le fait que sur un bateau, une erreur peut être fatale. Il faut donc espérer qu’en apprenant, en se trompant, on ne tuera personne et on ne cassera rien de grave !

Pour être tout à fait juste, cette lourde responsabilité n’incombe pas qu’à celui qui apprend, mais aussi (et peut-être surtout) à celui qui enseigne. Ce qui nous emmène à notre dernier point.

La transmission :

Il faut passer un peu de temps sur un même bateau pour pouvoir être en capacité de transmettre des savoirs à d’autres. Bien sûr, même si on a embarqué hier, en même temps qu’une personne tout à fait débutante, on pourra peut-être lui apprendre des bases que l’on retrouve sur tous les bateaux, fondamentaux de nœuds, de matelotage, principes de base de la voile. Mais les voiliers se ressemblent autant qu’ils sont différents. Les principes restent les mêmes, mais la façon de les appliquer changent en fonction du navire, de sa construction, des différents équipages qui sont passés à son bord et ont optimisé (ou pas) son fonctionnement.

Les points de tournage, mais aussi et surtout les manœuvres des voiles elles-mêmes, les hisser, les amener, et surtout les virement de bord, vent devant ou lof pour lof, nécessitent une parfaite connaissance du bateau, de ses particularités, de ses petites manies, de ses points durs, de ses contradictions. Quand on a acquis ces connaissances, pouvoir les transmettre met en jeu de nouvelles compétences, qui, au même titre que le sens marin, ne sont pas distribuées très équitablement par la nature. La pédagogie étant de loin la plus importante. Il y a autant de pédagogies qu’il y a d’instructeur.ices, mais j’ajouterais qu’il y a autant de pédagogies que d’apprenants. Car cela fait partie du travail de s’adapter à celui qu’on en face. Il faudra peut-être passer plus de temps avec celui qui fait un blocage sur certains nœuds, tandis que celle-là a du mal à comprendre ce qu’il se passe concrètement pendant un virement de bord. Celui-ci manque de confiance en lui et a besoin de sentir une présence rassurante derrière lui avant de pouvoir agir seul. Celle-là aussi manque d’assurance, mais c’est justement quand elle sent le poids d’un regard sur elle qu’elle bloque. Faire fi des particularités de chacun.e, de ses lacunes et de ses points forts, c’est dénigrer une partie importante de la responsabilité de l’enseignant dans l’apprentissage du novice. Parce qu’il n’y a aucune raison que ce soit seulement le moins expérimenté en la matière qui fasse preuve d’adaptabilité.
Bien sûr, c’est un point de vue, et en aucun cas une vérité absolue. Beaucoup de marins n’ont pas la même approche, qu’ils s’en défendent ou pas.

Jeremiah Burke, qui deviendra le bosco de l’Anglesea, a été extrêmement important dans le cheminement de Ruth en tant que matelot. Sans sa confiance, sa bienveillance, sa patience, sans son aplomb à se dresser devant ses congénères pour la défendre, elle n’aurait peut-être jamais pu exercer ce métier. Car c’est ce que Ruth découvre rapidement : on ne devient pas marin grâce à son seul mérite, surtout quand on est une femme du 18ème siècle. Le mérite se partage, avec ceux qui ont déjà fait leurs preuves, qui prennent la responsabilité des erreurs de leurs novices, et qui s’acharnent à les rendre meilleurs, car ils ont conscience que leurs échecs autant que leurs succès leur sont imputables. Burke a le savoir-faire technique, mais c’est son goût de la transmission qui fait de lui l’excellent bosco qu’il est.

Dans un autre style, Thatch est dans la veine que certains qualifieraient « à la rude ». Il joue de la carotte et souvent du bâton. Ils « dressent » ses matelots comme on dresse des chiens de combat. Il part du principe que le monde est dur, que la mer est dure, et que pour les préparer à cette rudesse, il se doit de les blinder en jouant le rôle du monde cruel qui les attend. Les hommes qu’il a en face de lui sont habitués à se faire traiter comme des chiens depuis leur plus jeune âge, alors cela ne les choque pas. Mieux, ils respectent et cautionnent cette façon de faire. Car, que ce soit grâce ou en dépit de la rude « éducation » de Thatch, force est de constater que la plupart des hommes passés sous ses ordres deviennent de bons marins.
Ruth, habituée aux techniques de Burke, ne comprend pas l’intérêt de cette pédagogie. Elle y réagit avec virulence. Et c’est justement cette réaction digne d’un chien enragé qui conforte Thatch dans l’idée que sa « stratégie » fonctionne.

A deux reprises, je remercie celui ou celle qui m’apprend quelque chose. Le jour où il.elle m’apprend, et le jour où je me retrouve dans sa position, à moi-même enseigner ce qu’il.elle m’a appris. Je revois leurs visages, leurs mains s’activant autour d’un objet quelconque, mailloche ou raban, poulie ou aiguille, et j’entends le ton de leurs voix, même quand leur souvenir remonte à un, deux, trois ans. J’essaie de retrouver leurs mots, je les adapte autant que possible à la personne en face de moi. Je répète, je doute et je me reprends, j’attends et je regarde, je laisse faire et je corrige, ou félicite. Et alors, je me sens emplie de gratitude à l’égard de ces hommes et femmes qui m’ont formé. Je sens que je deviens un maillon de la chaîne, qui fait que ce beau métier ne se perd pas. Et c’est bien au fond ce qui m’anime : qu’on n’oublie pas, qu’on perpétue.

Mer agitée près de la côte colombienne

Finalement, ce long embarquement, plus long qu’aucun autre, se résume à ce maître-mot : apprendre et transmettre. Tout ce que j’en retire, même les erreurs, même les doutes, ce sont des leçons. Et surtout, une certitude plus que jamais ancrée, que je pratique un des plus beaux métiers du monde.
Une certitude que je brûle de communiquer dans les prochains tomes de l’histoire de Ruth Wolff.

Golfe de Gascogne
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