On a vu la semaine dernière comment certaines femmes, au 18ème siècle, et particulièrement à Nassau, pouvaient s’en sortir en gagnant leur vie de façon autonome. Il est tout de même bon de rappeler qu’en dépit de la liberté et de l’autonomie financière que les femmes peuvent trouver à Nassau, cette ville reste un port rempli d’hommes régis par aucune autre loi que la leur, armés jusqu’aux dents, souvent prompts à user de la violence. Des hommes qui souvent, tuent sans scrupules. Il serait donc utopiste d’imaginer que le vent de liberté qui y souffle soit exempt de malveillance et de criminalité. Toutes les femmes, qu’elles gagnent de l’argent ou pas du travail qu’elles produisent, font faces aux mêmes violences, en particulier celles à caractère sexuel.
Claire Frasier et Stephen Bonnet, dans la série Outlander
Que ce soit le client qui en veut plus que ce qu’il a payé, le mari qui fait valoir son devoir conjugal, l’oncle ou le père incestueux, ou l’anonyme qui n’entend pas le « non », les agresseurs et les violeurs sont partout. Cependant, la différence notoire avec notre époque, c’est que les femmes du 18ème ont complètement intégré l’idée que leur corps ne leur appartenait pas en propre. Entre l’Église et la réalité du quotidien, elles sont éduquées à se résigner face à cette violence, voire à ne pas l’interpréter en tant que telle.
La justice n’aide certainement pas à cette prise de conscience. Les plaintes sont rares, pour commencer. Encore plus rares qu’aujourd’hui. Celles qui sont examinées et mènent à un jugement, encore plus. Quant aux nombres de condamnations… Elles sont très faibles. En effet, quand une femme est violée ou agressée sexuellement, la Loi ne prévoit pas réparation pour elle. C’est l’homme à qui elle « appartient » qui est indemnisé : le père ou le mari. En effet, pensons donc à ce pauvre père déshonoré, à qui on enlève une fille vierge bonne à marier, ou ce mari bafoué et insulté… Quand c’est une fille non mariée dont il s’agit, le mariage de la victime avec le violeur, si la victime tombe enceinte, est souvent la réponse à ce désagrément social… Sinon, le silence est de mise, et l’on enferme le crime dans le corps de la victime. Rappelons aussi que les prostituées n’avaient pas le droit de porter une accusation de viol.
Aujourd’hui, on connaît mieux le phénomène de sidération, le rôle de l’amygdale dans le cerveau, qui met le corps et l’esprit en pause au moment de l’agression. Ce réflexe physiologique involontaire survient quand le cerveau interprète une situation tellement anormale et dangereuse qu’il ne sait plus comment y réagir, et va préférer ne rien faire pour garantir sa survie. Il va même procéder à des effacements de la mémoire, qui provoqueront des amnésies partielles ou totales (utilisées par la Défense, encore aujourd’hui, pour décrédibiliser la parole de la victime). Mais à l’époque, seules les femmes victimes de ce type de sévices connaissaient ce phénomène. La Justice l’ignorait, ou, on peut le supposer, ne voulait pas le reconnaître. La qualification d’un viol sera établi selon la résistance de la victime, et non selon les gestes du violeur. Il faut qu’il y ait traces de luttes, bleus, griffures, hymen disparu, déchirures vaginales ou rectales, etc.
Rappelons qu’au 18ème siècle, juridiquement, le viol est toujours une atteinte à la pudeur, et non pas une violence. Pour ce qui est du viol conjugal, il faudra attendre notre siècle pour qu’il soit reconnu. Avant, les liens du mariage figuraient comme une sorte de consentement éternel et tacite.
Flagellation d’une femme qui s’était déguisée en homme. 1750
Le cas des esclaves :
On est là face à un des nombreux paradoxes de l’homme esclavagiste : d’un côté, le Code Noir stipule bien que les Noirs sont considérés comme étant en dehors de l’espèce humaine, et que les Blancs, race pure, ne doivent pas se « souiller » par un contact intime avec eux. En outre, les esclaves ne sont juridiquement pas considérés comme des êtres humains. Alors, pourquoi tant de maîtres blancs violent sans scrupules leurs esclaves noires ? Bien sûr, parce que les considérations théoriques du Code Noir ne tiennent pas la route. En outre, les maîtres blancs se dédouanent de ces violences en invoquant le fait que l’esclave leur appartient, et que par conséquent, elle ne peut disposer de son corps en propre. Le fait que ces femmes soient obligées d’évoluer nues ou quasiment nues, contribuaient sans doute à conforter le maître dans cette idée. D’autres prétextent aussi le manque de femmes blanches dans les colonies européennes des Indes Occidentales. Mais cela serait valider la thèse masculiniste qui veut que les hommes soient de pauvres créatures « esclaves » de leurs instincts, voués à une sexualité qu’ils ne maîtrisent pas, et qu’ils sont obligés de satisfaire par tous les moyens, y compris par la force, sur des personnes qui leur sont assujetties. Un autre argument serait qu’en enfantant ses esclaves, le maître se procure ainsi une descendance de domesticité et de travailleurs gratuits. Cela a pu sans doute jouer dans la balance.
Mais la plus importante des raisons, dont toutes les autres découlent, est un sentiment de domination et de toute-puissance que l’homme choisit en toute conscience d’exprimer.
Patsey, victime de viols répétés par son maître Edwin Epps, dans le film « 12 years a slave », tiré d’une histoire vraie.
Il n’y avait pas que sur les plantations que les femmes noires subissaient ces violences. Dans les ports, les maisons closes déguisées en tavernes et en auberges comptaient souvent des femmes noires. Ces femmes étaient forcées à la prostitution, et mises à disposition de tous les marins de passage. Si Nassau était certes en marge de la société, il est peu probable que des femmes comme Dolores de Prado, gérante du bordel de la maison Asher, n’ait pas pratiqué ce genre de prostitution forcée auprès de ses filles. Peut-être que certaines de ces femmes noires gagnaient effectivement de l’argent sur les passes qu’elles faisaient, mais considérer que c’était le cas de toutes serait faire preuve d’une indulgence naïve envers ces communautés marginales mais non moins violentes qu’ailleurs.
On imagine mal les conséquences de ces violences sur la vie d’une femme. Mais on peut s’en faire une vague idée quand on sait à quel point les automutilations et les tentatives de suicide étaient nombreuses chez les esclaves. Plus nombreuses que les tentatives d’évasion. Ce qui prouve, premièrement, l’efficacité des moyens mis en place pour dissuader les esclaves de s’échapper, et deuxièmement, le désespoir tragique des victimes.
Saartjie Baartman, née en Afrique du Sud, a été réduite en esclavage, exposée dans les foires européennes, forcée à la prostitution. Son histoire tragique a été superbement rendue dans un film récent, « Vénus Noire »
Ainsi, comme on le voit, les violences sexuelles n’épargnaient aucune femme, peu importe leur statut. Nassau ne fait pas exception à la règle sur ce point. Les marins payaient les prostituées en échange de leurs services. Mais rien ne les empêchait d’en exiger plus. Les époux pouvaient à loisir disposer du corps de leur femme gratuitement, et l’épouse a si bien intégré l’idée, qu’elle se laisse faire, résignée. La commerçante, mais aussi n’importe quelle femme se baladant dans l’espace public, n’est pas à l’abri qu’un homme, quel qu’il soit, ne décide qu’aujourd’hui, elle se doit de le satisfaire.
On comprend mieux à présent les efforts de Ruth à se faire passer pour un homme, afin de se protéger de ce genre d’agressions. Les rues de Nassau sont plus dangereuses pour les femmes que partout ailleurs. Il n’y a pas de police, pas de milice, pas de justice (bien que de toute façon, ces institutions ne leur soient pas toujours d’une grande aide quand elles existent). Les femmes négocient donc leur sécurité avec des hommes plus bienveillants que les autres, ou juste plus obséquieux. C’est une alliance de ce genre qui lie Maggie et Bellamy, ou Doroles de Prado à Hornigold. Bien sûr, elles ne comptent pas que sur ces « gros bras ». Les femmes armées à Nassau sont légion. Les armes à feu et armes blanches sont courantes et peu onéreuses.
L’issue de ces violences sexuelles subies par les femmes de Nassau étaient la même pour presque toutes : une indifférence des hommes quant au traumatisme vécu, voire même un « déshonneur » jeté sur la victime, agissant comme une double-peine. Et pire, dans certains cas, une grossesse non-désirée…
Cora, dans Le dernier des Mohicans
Dans le prochain article sur les femmes de Nassau, nous verrons quel était leur quotidien. Des grossesses non-désirées, aux fausses couches, des morts infantiles aux maladies vénériennes… Et le tout, sans oublier le reste de la journée à assumer : les tâches domestiques et les corvées.
Suite à l’article sur l’alimentation des pirates, ma colocataire m’a soufflé qu’il pourrait être intéressant et savoureux de tester la cuisine des pirates, pour de vrai… Nous nous sommes aidées pour se faire d’un livre de recettes produit par Jade et Hippolyte Romain, édité par Agnès Viénot Editions.
« Cuisine de pirates » alterne les portraits de pirates célèbres, quelques données intéressantes sur la piraterie, et des recettes originales, illustrées par de magnifiques photos. Les recettes sont à l’image des pirates du 18ème siècle aux Antilles : piquantes et cosmopolites. Au menu, viandes en ragoût et fruits de mer, en passant par les épices du monde entier et par un arrière-goût permanent de rhum…
J’ai choisi des recettes qui correspondent au mieux à ce que raconte l’article de ce blog consacré à l’alimentation des pirates.
En entrée, on profite des escales sauvages avec des araignées de mer, des avocats et une sauce citron vert et piment.
En plats, on repart en mer… Avec du boeuf bouilli et des haricots. Le tout agrémenté d’épices, petite fantaisie que les marins et pirates de l’époque ne pouvaient sans doute pas se permettre, hélas…
En dessert, on revient à terre, là où il n’y a qu’à tendre la main pour cueillir de bons fruits frais… Salade de fruits au rhum et rapadura, avec ananas, mangue, fruits de pourpre, coco, et oranges.
En boisson, du rhum, du rhum, et encore du rhum…
Verdict : même si tout cela était délicieux, et que nous nous en sommes mis plein la panse, il est bon de rappeler que les pirates de l’époque ne mangeaient certainement pas aussi bien tous les jours… Les épices coûtaient chères, et quand on mettait la main dessus, on les revendait. Aussi, il y a peu de chances que le cuistot en utilise pour égayer sa cuisine, quand on sait qu’il cuisinait pour cinquante à deux cents têtes… Les fruits frais, en revanche, étaient bien au menu, mais seulement à terre, ou pendant les premières semaines de mer. Quant au rhum… Aucun doute là-dessus. Il était là, tout le temps, à terre comme en mer. La plupart des chartes pirates stipulaient que chaque membre de l’équipage avait accès à volonté aux liqueurs du bord. Et quand on sait que l’un des produits les plus exportés des colonies était le rhum, il ne fait aucun doute qu’il avait la part belle dans l’inventaire des cargaisons pillées.
Toujours est-il, que ces recettes, bien qu’adaptées à notre réalité actuelle, mettent en valeur des ingrédients proches de ce qu’on s’attend à manger à bord d’un navire écumant les Antilles au 18ème siècle… On recommande chaudement !
En lisant la série Ruth Wolff, pirate, le lecteur rencontrera de nombreux termes en lien avec la navigation à la voile. Ce vocabulaire a volontairement été sauvegardé, au lieu d’être édulcorer par des mots plus génériques. Car si un champ lexical plus accessible aurait facilité la fluidité de la lecture, il aurait ce faisant nier toute la spécificité et la beauté du langage maritime. Ruth Wolff, pirate, ce n’est pas un roman où la mer n’est qu’un décor. Elle est le ciment de la communauté des marins, les navires en sont les outils, et par eux, se transmettent une culture riche d’histoire et de complexité. Le langage maritime n’est pas un dialecte fumeux fait pour embrouiller les néophytes. C’est un langage technique riche de sens. Quiconque a été sur un voilier sait que le marin ne peut donner d’ordres vagues et flous. Chaque élément, chaque cordage, chaque espar, a son nom propre. Et ce n’est pas une fantaisie de marin épris de poésie. C’est une nécessité.
Dans cet article, nous survolerons les notions de voile élémentaires. C’est-à-dire, quels sont les principaux cordages d’un voilier, les différentes « allures », le rôle de chaque voile, et quelques évolutions expliquées sommairement.
Les principaux cordages :
Avant d’aller plus loin, il est bon de souligner qu’un trois-mâts comptent entre cent-cinquante et deux-cent cinquante points de tournage. Un point de tournage étant l’endroit (le point) du navire où un cordage est tourné (c’est-à-dire, « attaché » au pont, par le moyen d’une pièce de bois, qui sera un cabillot ou taquet.
Les cordages décrits ici sont en fait des grandes catégories, dans lesquels on peut retrouver des dizaines de cordages. Par exemple, chaque voile carrée dispose de deux bras, et parfois de contre-bras. Chaque voile a ses deux écoutes. Etc, etc. C’est donc une liste non-exhaustive.
A gauche : un râtelier portant des cabillots, sur lesquels sont tournés les cordages. A droite : un taquet.
Les drisses : elles servent à hisser (drisse, hisse, la sonorité peut servir de moyen mémo-technique) une voile, ou une vergue. Les basse-voiles des navires carrés (grand-voile et misaine) sont enverguées sur des vergues fixes. Les huniers (juste au-dessus des basse-voiles), sont parfois fixes, parfois mobiles (on dit alors qu’ils sont volants). Les perroquets sont toujours volants. Quand les voiles sont fixes, il n’y a pas besoin de drisse pour hisser la vergue, elle est déjà à poste. Quand elles sont volantes, on doit d’abord hisser la vergue avant d’envoyer la voile.
Les écoutes : ce sont les cordages les plus importants dans le réglage de la voile. Sur une voile carrée, elles se trouvent aux coins inférieurs, des deux bords. En bordant (c’est-à-dire en tirant dessus) l’écoute, on réduit l’angle d’incidence de la voile avec le vent. En la choquant (c’est-à-dire en lui donnant du mou), on l’augmente. Plus on se rapproche des allures portantes (voire paragraphe suivant), plus on choque les écoutes.
Les amures : on ne les trouvera que sur les basse-voiles d’un navire carré. L’amure du côté du vent sera raidie.
Les bras : ils sont frappés (amarrés) en bout de vergue. Leur point de tournage sur le pont se trouve en arrière de la voile. Quand on brasse (quand on tire sur les bras), on oriente la vergue (et donc, la voile) par rapport au vent.
Les rabans : quand la voile est bien rangée, ferlée (serrée) contre la vergue, et qu’on veut l’envoyer, on commence par monter dans la mâture, et on vient se ranger le long de la vergue. Les gabiers défont les nœuds des rabans, ces petits cordages amarrés à la vergue, qui retiennent la voile contre elle.
Les cargues : une fois la voile dérabantée, elle s’affale en partie vers le bas. Elle est encore retenue à la vergue par des cargues. On dit que la voile est carguée. Les cargues sont tournées sur le pont. Quand on veut envoyer la voile, il suffit de les larguer : la voile, libérée, s’affale vers le pont. Il n’y a plus qu’à border les écoutes et brasser.
Les garcettes de ris : ce sont de tout petits cordages, que l’on trouve sur la face antérieure et postérieure de la voile. Ils forment ce qu’on appelle une bande de ris. Sur les basse-voiles, il n’y en a qu’une. Mais sur les huniers, on en trouve trois. Par brise un peu fraîche, on ordonna de prendre un (ou des) ris. Une fois les écoutes mollies, les gabiers monteront sur la vergue, comme s’ils allaient serrer une voile. Ils tireront dans leurs bras la voile et la retrousseront contre la vergue, jusqu’à la première, deuxième, ou troisième bande de ris (selon les ordres). Quand ils auront accès aux garcettes, ils les noueront ensemble contre la vergue. Cette manœuvre permet de réduire la surface de la voile, donc de soulager la tension dans le gréement, tout en gardant de la toile.
Les hale-bas : comme leur nom l’indique, ils servent à haler une voile vers le bas, donc à l’affaler. Les hale-bas se retrouvent sur les voiles d’axe, c’est-à-dire les focs et les voiles d’étai.
Les différentes allures
L’allure, c’est le cap du voilier par rapport au vent. Pour que les voiles « portent », c’est-à-dire qu’elles prennent bien le vent de façon à faire avancer le bateau, il faut régler leur angle par rapport au vent (c’est l’angle d’incidence).
Bâbord amures, tribord amures : L’amure, dans ce contexte, est le bord d’où le navire reçoit le vent.
Les différentes allures en bref : Quand on est face au vent (ou bout’ au vent, ou vent debout), le navire n’avance pas. Voire même, il cule (recule), s’il s’agit d’un navire à voiles carrées. Car alors, les voiles se retrouvent à contre (elles prennent le vent sur leur face avant). Au près, l’angle d’incidence est très restreint. Les navires à voiles carrées font un très mauvais près par rapport aux voiliers à voiles auriques ou bermudiennes. Au près, il faut rester vigilant à ne pas faire chapelle, c’est-à-dire masquer les voiles à contre. Car alors, le navire ne serait plus manœuvrant. C’est au près que l’on sent le plus le vent, car le vent réel se combine au vent vitesse (le vent vitesse, c’est ce même vent que vous créez quand vous faites du vélo), vu qu’ils sont tous deux dans le même sens. C’est aussi à cette allure que le navire gîte le plus (qu’il penche sous l’action du vent). Plus on se rapproche du travers, plus on ouvre les voiles pour qu’elles continuent de bien porter. Ouvrir les voiles, c’est agrandir leur angle d’incidence avec le vent. Sur le bateau, cela se traduit par choquer les écoutes et les bras sous le vent (et en reprenant ceux au vent). Quand le vent passe sous l’arrière du travers, on passe aux allures dites « portantes ». Du travers au vent arrière, on dit qu’on est au portant. On continue d’ouvrir les voiles. Le navire gîte moins. Au vent arrière, on dit d’un navire à voiles carrées qu’il est « brassé carré », car ses voiles sont brassées (orientées grâce aux bras) perpendiculairement à l’axe du navire. Au vent arrière, le vent vitesse et le vent réel s’annulent, ce qui donne l’illusion qu’il n’y a plus de vent.
Les voiles du Belem, brassées au près
Les évolutions :
Lofer : on lofe quand on prend un cap plus près du vent. Abattre : s’éloigner du lit du vent. Louvoyer : tirer des bords, face au vent. Le navire va faire sa route au près sous une amure pendant un temps, puis virer de bord et faire route sous l’autre amure, ainsi en zig-gazant. La route va être ainsi trois fois plus longue que si on traçait une route directe.
A gauche : Un virement vent devant à bord d’un voilier dont les voiles sont dans l’axe. A droite : un virement de bord lof pour lof (vent arrière) à bord d’un trois-mâts.
Le virement de bord : Virer de bord, c’est changer d’amure, donc changer le bord qui reçoit le vent. On peut le faire vent devant, ou vent arrière. Un virement vent arrière sur un navire à voiles carrées est appelé un virement « lof pour lof ». Le lof étant le bord au vent de la voile. L’avantage de le faire vent devant, c’est que s’il est bien fait, on perd très peu de terrain, contrairement au virement lof pour lof. Cependant, sur un navire à voiles carrés, il est plus difficile de virer vent devant que vent arrière. C’est ainsi qu’on peut juger de la grande différence entre voiles carrées et voiles d’axe, quand il s’agit de louvoyer. Les navires à voiles carrées faisant déjà un très mauvais près en raison de leur gréement, ils sont aussi handicapés s’ils ne sont pas assez nombreux et compétents à bord pour faire des virements vent devant. A chaque virement lof pour lof, ils perdront du terrain. Alors qu’un navire à voile aurique par exemple, pourra serrer le vent de plus près, et en plus, virer vent devant sans difficulté.
A gauche : le navire vire vent debout. Il perd peu de terrain. A droite : il vire vent arrière. A chaque fois, il perd du terrain pour regagner son cap.
Ces précisions ne suffisent en rien à comprendre toutes les complexités de la navigation à la voile à bord de vieux gréements. Mais elles permettront au lecteur néophyte de mieux comprendre les enjeux des manœuvres auxquelles Ruth participe, et donc d’avoir une lecture plus fluide et de mieux s’immerger dans l’univers de la série.
Le sexisme et le patriarcat est implanté dans les sociétés occidentales depuis des millénaires, c’est un fait que plus personne n’oserait contredire. Ainsi, l’Histoire, qui a été écrite par les hommes, invisibilise complètement la vie et l’expérience vécue des femmes. Pourtant, elles ont toujours représenté à peu près la moitié de la population mondiale. La moitié.
Alors que faisaient-elles, ces filles de joie, ces ombres de la rue, ces épouses plus ou moins résignées, ces femmes au foyer, au four et moulin ? Où étaient-elles ? Comment ont-elles contribué à la société, autrement que par la mise à disposition de leur utérus, cet organe que les hommes ont de tout temps essayé de contrôler ? Nous n’allons pas tirer de portraits exhaustifs de toutes les femmes occidentales du 18ème siècle, il faudrait un livre entier pour ça (Histoire des femmes – tome 3, de Michelle Perrot, à tout hasard…). Nous allons nous concentrer sur les femmes qui peuplent l’univers de Ruth Wolff, et plus particulièrement Nassau, le repaire pirate des Bahamas.
Car, si le premier tome des aventures de Ruth Wolff ne donne pas encore une idée bien précise de qui étaient ces femmes, les prochains tomes leur feront une part belle.
De façon quelque peu manichéenne, nous pouvons séparer les femmes de Nassau en deux catégories : celles qui gagnent leur vie, et les autres. Dans cet article, nous nous intéresserons aux premières.
Eleanor Guthrie (qui gère les affaires commerciales de son père en son absence), Ann Bonny (pirate), Jack Rackham, et Max (prostituée devenant maquerelle et femme d’affaires). Sur ces 4 personnages de la série Black Sails, 2 ont réellement existé. Eleanor et Max incarnent parfaitement ces modèles de femmes, vivant à terre, cherchant l’indépendance financière. Des personnages fictifs certes, mais représentatifs d’une certaine réalité de l’époque.
Les femmes de Nassau qui gagnent leur vie représentent une majorité de la population féminine. C’est peut-être un des rares endroits sur terre à cette époque où ce soit le cas. Comment est-ce possible ? Bien sûr, il y a une raison que chacun devine aisément : la prostitution. Elle est illégale en Angleterre (et donc, dans ses colonies également) depuis 1650. Bien entendu, comme à toutes les époques, cela n’a jamais empêché les femmes d’y avoir recours, que ce soit dans les rues mal famées de Londres, dans l’intimité d’auberges dont les propriétaires se rendent complice de l’infraction, ou même dans les plus hautes sphères de la société. Seulement, elle se pratique dans l’illégalité, et par conséquent, de façon plus ou moins discrète.
A Nassau, c’est différent. A l’arrivée des pirates, il n’y a pas de gouverneur, pas de député local, pas de chef de la Justice. Seulement quelques colons trop effrayés pour se faire justice eux-mêmes. La population de Nassau est alors faite d’hommes, de marins, de toutes les couleurs et de tous les horizons. Des aventuriers, des opportunistes, qui passent des semaines en mer, loin des ports et des femmes. Quand ils reviennent à Nassau, ils ont les bourses pleines (sans mauvais jeu de mots), et une furieuse envie de les vider. Les marins ne sont pas connus pour épargner. La joie d’être en pays « civilisé », d’être soudain affreusement riche, et l’alcool aidant, tout cela leur donne des pulsions dépensières. En vrais paniers percés, ils vont dépenser leur butin en boissons et en femmes. Cela n’est pas une légende, mais un fait. Bien sûr, certains dépensaient moins que d’autres, étaient plus prévoyants, moins portés sur les plaisirs éphémères. Mais ils n’étaient pas légion.
Ces conjonctures créent les conditions idéales pour que la prostitution devienne un marché florissant. Qui sont-elles, ces femmes qui la pratiquent ?
Des esclaves, que leurs propriétaires ont abandonné là en quittant l’île. Peut-être quelques veuves sans le sou, habitant déjà l’île à l’arrivée des pirates. Mais pour la plupart, ce sont des femmes arrivées ici par bateau. L’existence d’un port dans les Bahamas, régi par aucune autorité officielle, où l’on peut gagner sa vie sans risquer la lapidation publique ou la pendaison, se répand comme une traînée de poudre dans les tavernes de marins. Et là où il y a des marins, il y a des femmes. Des femmes de condition modeste, assignées à une vie de misère. Des Irlandaises exilées, des créoles nées dans une famille pauvre, des bagnardes envoyées dans les Indes Occidentales, car ayant justement été arrêtées pour prostitution en Angleterre. Elles arrivent à Nassau en tant que passagères à bord de bateaux pirates. Et elles montent leur affaire. Car c’est ça que l’on a tendance à oublier à propos de la prostitution, surtout à l’époque : elle reste un merveilleux moyen de gagner sa vie, et de bien la gagner, quand on est une femme. Car quelles sont les options pour une femme des Antilles, au 18ème siècle ? Se marier et compter sur son mari pour l’entretenir (sans garantie qu’il le fasse) ? Travailler comme domestique ou serveuse (des postes souvent pourvues aux esclaves, que l’on ne paie pas) ? Il y a toujours le vol, que les prostituées pratiquent d’ailleurs sans vergogne, mais compter seulement là-dessus n’offre hélas pas de rentabilité satisfaisante, car elles pratiquent souvent seules, en pick-pocket.
Mais, même si elles sont nombreuses, il n’y a pas que les prostituées qui gagnent leur vie à Nassau. Il est à l’époque une catégorie sociale de femmes qui peuvent arriver à s’en sortir tout en restant indépendantes : les veuves. En effet, à Nassau comme ailleurs, les maris meurent souvent jeunes (la maladie, les métiers très accidentogènes, la guerre…). Ainsi, de nombreuses femmes se retrouvent veuves, mais elles ne terminent pas toutes en esseulées endeuillées jusqu’à la mort. Certaines se remarient, par amour, ou le plus souvent, par misère financière (tous les époux ne lèguent pas un héritage conséquent). Les plus « chanceuses » héritent d’un capital leur permettant de vivre de leurs rentes. D’autres héritent d’un fond de commerce. Celles-ci sont peut-être les plus à envier : elles deviennent propriétaires d’un commerce, fait rare à l’époque. Souvent, elles ont travaillé gratuitement dans ce commerce pendant des années quand leur mari était en vie. Par conséquent, elles savent déjà comment le gérer, comment le faire prospérer. Elles embaucheront peut-être un apprenti qui effectuera la partie technique du métier qu’exerçait leur mari (boulanger, boucher, forgeron…). Peut-être, si elles ont pu apprendre ce savoir-faire, s’acquitteront-elles de cette tâche. Toujours est-il que si elles sont suffisamment confiantes et compétentes, elles pourront vivre célibataires jusqu’à la fin de leurs jours en faisant prospérer leur petit commerce.
The Ale-House Door, de Henry Singleton (1790)
Nassau n’est donc pas seulement une base idéale pour les marins pratiquant la piraterie. Elle est aussi, et surtout, un foyer pour de nombreuses femmes. Elle leur offre l’opportunité de vivre libres, sans mari, de gagner leur vie et de gérer leur capital seule. Imaginez ce que cela pouvait représenter pour une fille blanche promise à un marin sans le sou et toujours absent, ou pour une femme noire destinée à travailler gratuitement pour les autres ! Quand Nassau sera menacée, les femmes, encore plus que les hommes, auront tout intérêt à agir pour qu’elle ne retombe pas entre les mains du royaume d’Angleterre (nous le verrons dans le tome 4).
Les femmes qui gagnent leur vie à Nassau représentent donc une partie importante de la population. Avec les marins de passage, elles forment des alliances commerciales qui font de Nassau une ville accueillante. Elles vendent aux uns le rhum et les liqueurs qu’elles achètent à d’autres. Elles profitent du butin des pirates en mettant momentanément leur corps à disposition. Elles leur vendent du pain avec la farine qu’ils leur amènent. Des vêtements propres et neufs avec des tissus venus des quatre coins du monde. Elles sont le centre névralgique du commerce de produits de première nécessité à Nassau. Comme les hommes ne sont pour la plupart que de passage, ce sont elles qui gèrent leur ville. D’une certaine façon, Nassau appartient bien plus aux femmes qu’aux hommes.
Mais cela, Ruth Wolff ne s’en rendra compte que lorsqu’elle commencera à passer suffisamment de temps auprès de ces femmes…
Dans un prochain article, nous parlerons du quotidien des femmes de Nassau, celles qui gagnent leur vie mais aussi les autres (les filles, les épouses, les mères au foyer, les esclaves). Nous verrons que peu importe qu’elles gagnent de l’argent ou non, elles sont loin du cliché de la femme passive qui attend son homme au près du feu en tricotant. Leur quotidien est empreint de violence, d’épreuves traumatisantes, de corvées rudes… Au même titre, si ce n’est pire, que celui des matelots.
Dancing scene in the West Indies, Agostino Brunias, 1764-1796
Manger est un de nos besoins les plus primaires. Rien de ce qui vit en ce monde, ne peut s’en passer. C’est un besoin qui n’épargne personne, riche ou pauvre, terrien ou marin. Dans toutes les cultures, c’est aussi une source de plaisir intense, un art, et un formidable lien social. Mais il est un environnement où la nourriture occupe une place encore plus prépondérante : le navire de haute mer. La nourriture à bord d’un navire, c’est la survie du groupe certes, mais aussi de la paix sociale. Si l’équipage mange bien, que les parts sont raisonnables et les mets de qualité, l’ambiance n’en sera que meilleure. Étant bien nourris, le travail sera plus efficace. Au final, la sécurité du navire sera bien mieux assurée si l’équipage est nourri à sa faim. Et inversement, un cuisinier peu délicat, des mets avariés, une pitance trop maigre, mèneront à une mauvaise humeur chronique, un ressentiment général, une léthargie et une lassitude profonde…. Et à la longue, les risques d’accidents et de manquements au travail et à la sécurité augmenteront. Pourquoi l’alimentation, en mer plus encore qu’à terre, obsède tant ? La raison la plus évidente, quand on effectue un quart pour la première fois (et une fois que le mal de mer nous a lâché), c’est la faim, bien évidemment. Le travail est physique, très rude, la météo n’aide pas toujours, et dans ces conditions, le repas servi à la fin du quart est comme un phare dans la nuit, une récompense dûment appréciée… L’autre raison est sans nulle doute une question de logistique : en mer, rien n’est intarissable. Tout est soigneusement compté, rationné. Et si encore l’on pouvait être sûr de la durée de notre voyage ! Mais souvent, il faut faire des paris sur le futur, et s’adapter quand une tempête nous a dévié de la route des alizés, ou poussé dans une zone de calme plat… La frustration est une compagne permanente du sentiment de faim des matelots. Il faut sans cesse penser à demain, voire à après-demain. L’estomac n’est jamais tout à fait plein. Et on le sait, l’être humain n’est pas outillé pour endurer la frustration. Dans le cas de nos équipages, elle devient une sorte d’obsession, de culte pour le sacro-saint repas.
Mais alors, qu’en était-il de ce repas ? Tout d’abord, il faut distinguer l’alimentation des marins au long cours, qui ne touchaient pas terre pendant des semaines, voire des mois, de celles de nos pirates antillais. Ceux-là, s’ils ne pouvaient espérer approcher un port civilisé sous peine d’être arrêtés, avaient cependant de nombreuses autres possibilités de s’approvisionner. On l’a vu dans l’article sur les différents navires utilisés par les pirates : grâce à leur tirant d’eau faible, ils pouvaient mouiller à l’abri des regards indiscrets et des vents dominants, aux abords des innombrables petites et grandes îles des Antilles, pourvu qu’elles soient pas ou peu habitées. Cela leur donnait un avantage considérable sur leurs collègues salariés de la marchande : ils pouvaient faire escale aussi souvent qu’ils le voulaient, faire de l’eau et s’approvisionner en fruits frais et en viande fraîche. Mais bien entendu, tout ne se passait pas toujours comme prévu, en ces temps où les cartes étaient souvent erronées, les bateaux sans moteur et à la merci des caprices du vent… Même à quelques milles d’une île abondante en eau et nourriture, les pirates pouvaient se faire piéger par un satané vent de face qui les faisait tirer des bords carrés. En outre, moins consciencieux sur le rationnement et la discipline que les capitaines de marine marchande (de nombreuses chartes pirates stipulaient que chacun pouvait se servir comme il l’entendait dans les stocks), ils pouvaient se retrouver du jour au lendemain sans nourriture, et coincés à plusieurs centaines de milles d’une côte accueillante. Tout cela pour dire que les pirates aussi, malgré leurs escales régulières et leur proximité relative des côtes, pouvaient se retrouver à adopter le régime austère du matelot au long cours.
Ce régime, comme beaucoup le savent peut-être, exclut de fait toute source de végétaux frais (c’est ce qui provoquait le fameux scorbut, maladie due à une carence en vitamine C). La base de l’alimentation était alors une source de protéines (souvent de la viande en salaison, du porc ou du bœuf), et une source de féculents. Souvent, surtout sur les bateaux au départ de l’Europe, on complétait la ration de viande par des fèves ou des pois. Ailleurs, selon là où on se trouve, ces féculents peuvent être du mil, de l’igname, du riz… Le repas consiste souvent en une sorte de gruau informe, servi dans une écuelle en étain ou en bois. Le cuistot, qui doit cuisiner pour des dizaines de personnes, n’a pas le temps de faire dans la dentelle : souvent, il se contente de cuir la viande salée à l’eau (douce ou salée, selon les stocks disponibles). Il fait ensuite bouillir la céréale ou la légumineuse, et l’arrose avec la graisse de la viande avant de servir le tout ensemble. Parfois, les équipages ont la chance de pouvoir manger du pain frais, cuit par le cuistot. Mais le plus souvent, les matelots devront se contenter de l’incontournable biscuit de mer. Une sorte de galette qui a le mérite de ne pas moisir mais de sécher, et qui peut donc être conservée très longtemps, si on passe sur les charançons qui viennent tôt ou tard y élire domicile… Souvent, le biscuit est trempé dans une boisson pour être ramolli. Une précaution utile, surtout quand le scorbut a déjà fragilisé les gencives… Plus d’un s’y serait littéralement cassé les dents… En début de traversée, ou au hasard des pillages des pirates, on pouvait avoir de temps en temps du beurre, du fromage, de l’huile d’olive… Autant de matières grasses qui égayent le quotidien. Le poisson en saumure, notamment le hareng saur (péché mignon du capitaine Rogers, dans le livre), a aussi sa place à bord, tout comme la morue salée. En guise de friandise, on a parfois droit à des fruits secs, ou une sorte de porridge à la mélasse, délicieusement sucré et réconfortant. Côté boisson, l’eau douce est bien évidemment la plus importante. Mais au bout de quelques semaines dans les tonneaux, elle finit par être viciée. Elle prend une couleur verdâtre, une odeur de croupie, et parfois, de petits vers y sont visibles. Les cas de dysenterie commencent souvent comme cela… Pour palier à ces désagréments, l’alcool est largement utilisé. A cette époque, on pense que l’alcool, bien que moins désaltérant que l’eau, a un pouvoir d’hydratation… Alors, on met du rhum dans l’eau pour la « bonifier ». En partance d’Europe, on boit de la bière, du cidre, et parfois du vin (une sorte de piquette très légère, rien à voir avec notre vin rouge actuel). Arrivés aux Antilles, l’alcool de prédilection est bien sûr le rhum. C’est pour cela que les pirates sont associés à cette boisson : c’est la plus courante dans les cales. On le boit coupé à l’eau, ou pur. On boit aussi le tafia, ce rhum de mauvaise qualité, issu des premières extractions de mélasse, que l’on donne d’ordinaire aux esclaves pour les « encourager ». Mais quand on est pirate, on a aussi la chance de boire le meilleur rhum de la Barbade, de Martinique et de Jamaïque. Cependant, se contenter de ne parler que du rhum serait réducteur. Cette époque où l’eau, en mer comme à terre, n’est pas toujours potable, fait la part belle à de nombreuses liqueurs et alcools, que les pirates trouvent à bord de leurs prises. Ainsi, les cargaisons de cognac, de vins de Madère, de Porto, de Champagne, d’Anjou, de Bourgogne et de Bordeaux sont courantes. Ces alcools très prisés sont envoyés par bateaux entiers dans les colonies.
Repas des officiers dans le film Master and Commander. A l’antithèse totale avec les repas pris à l’avant.
Voilà pour ce qui est de l’alimentation des pirates en mer, quand leurs vivres fraîches ne sont plus disponibles. Il est plus intéressant encore de se pencher sur leur façon de se nourrir à terre. Car, comme on l’a dit, ils ne peuvent toucher terre que là où personne d’autre ne vient, dans des zones où les gouvernements n’ont pas de regard, et où les colons sont soit rares et coopératifs, soit absents (si l’on exclue Nassau, l’exception qui confirme la règle). Ces contraintes obligent donc les pirates à se nourrir par leurs propres moyens. Ils vont à la chasse, à la cueillette. Ils boucanent, sèchent, fument, et mettent en tonneaux pour la mer. Tout cela démontre d’une grande capacité d’adaptation, propres aux gens de mer, et plus particulièrement encore aux pirates. On voit que nombreux sont ceux qui, en plus de leur métier de matelot, connaissent l’art de la chasse, du dépeçage, du tannage, du boucanage, de la pêche… Ces savoirs peuvent se transmettre de génération en génération de marins, mais aussi d’une culture à une autre. Ainsi, les Indiens faisant affaires avec les pirates ont pu leur apprendre certaines techniques. Ou encore, les Africains présents dans leurs équipages, souvent issus de peuples fermiers ou nomades, ont pu leur transmettre leur savoir-faire. Quoi qu’il en soit, l’abondance des ressources étaient là, les techniques étaient nombreuses, et les pirates ouverts à les utiliser.
La chasse : La plupart des mammifères chassés pour leur viande ont été introduits par les Européens à leur arrivée. Au gré des guerres et des changements de territoires, les colons ont occupé puis délaissé leurs terres, abandonnant parfois leur bétail. Ces animaux, revenus à l’état sauvage, se sont multipliés. Ainsi, on peut trouver sur un certain nombre d’îles des porcs, des chèvres, des moutons… Les pirates les chassent en groupes, au fusil et au mousquet. Les peaux étaient récupérées, tannées, et utilisées pour faire des vêtements, des souliers. Le cuir servait de protection dans le gréement. Certains abats étaient gardés pour faire des appâts à la pêche. La viande, elle, était consommée fraîche dans les jours qui suivaient, et le reste était boucané et stocké dans des tonneaux.
(Parenthèse) Les boucaniers : souvent associés aux pirates et flibustiers, c’étaient en fait avant tout des chasseurs. Leur existence se limite à une toute petite période au milieu du 17ème siècle. Ils vivaient en petites communautés exclusivement masculines, reclus sur certaines îles des Grandes Antilles. Ils chassaient énormément, et étaient dotés de compétences exceptionnelles à cette activité. Ils s’attaquaient surtout à des porcs et même des bœufs sauvages. Ils dépeçaient les peaux, boucanaient la viande, et revendaient le tout aux marins de passage, notamment aux flibustiers. Parfois, l’un de ces boucaniers prenaient la mer avec les flibustiers, ou inversement, un flibustier décidait d’intégrer leur communauté. Les liens commerciaux et sociaux qu’ils nouaient sont sans doute à la source de la confusion boucaniers/flibustiers. Les boucaniers excellaient dans l’art du boucanage, comme leur nom l’indique. Celui-ci consistait à fumer la viande sur un boucan, une sorte de barbecue monté sur un trépied. On posait la viande sur des claies au-dessus des braises, qu’on arrosait régulièrement pour alimenter la fumée, et on laissait sécher plusieurs heures durant. Cette viande se conservait des mois durant, et elle changeait du sempiternel bœuf salé des Anglais. C’est sans doute pour cela que les flibustiers (et plus tard, les pirates) y trouvaient tant d’intérêt. Les boucaniers ont disparu durant le 17ème siècle, mais l’art de boucaner s’est heureusement transmis jusqu’aux pirates du 18ème.
Un boucan monté
La pêche : On pêchait un peu en mer, à la ligne et parfois au filet. Mais il aurait été difficile de pêcher suffisamment pour nourrir tout l’équipage, aussi la pêche en mer se limitait-elle à égayer un quotidien un peu fade et à rompre la monotonie des journées. Parmi les espèces pêchées, on retrouve le dauphin (souvent assimilé au marsouin), les requins, mérous, thons, daurades, maquereaux, thazards, marlins, tarpons… Sur le rivage, on pratique la pêche à pied et la pêche au harpon, souvent enseignées par les Indiens. Ainsi sont capturés les crabes, les langoustes, les lambis, les conches, les raies…
Le cas de la tortue de mer : A cette époque, les tortues de mer pullulaient encore. Lors de la saison de ponte, les femelles viennent en masse sur certaines plages des Antilles et des Bahamas. Elles arrivent dans la soirée, gagnent le sable sec, creusent un trou avec leurs nageoires, et y pondent environ 150 œufs, avant de repartir vers la mer… Mais c’est sans compter sur l’intervention des populations locales, et notamment des pirates. Ils attendent, cachés derrière des bosquets, que la tortue ait pondu tous ses œufs. Quand elle commence à regagner l’eau, ils sortent de leur cachette, et vont à sa rencontre. Ils retournent alors le lourd animal sur sa carapace. La pauvre tortue, paniquée et impuissante, reste là pendant des heures, à s’agiter et à essayer de se retourner sur ses nageoires, en vain. Elle va passer la nuit comme ça, et au petit matin, les hommes vont revenir vers elle pour la tuer. En retardant le moment de sa mort, ils s’assurent une viande fraîche plus longtemps, et peuvent ainsi la découper et la préparer à la lumière du jour. La chair de tortue est cuite dans sa graisse. Cela ressemblerait un peu au veau. Comme pour la viande de mammifère, l’excédent sera séché et conservé en tonneaux. Les œufs de tortue ne sont pas oubliés… Ils sont cassés et battus en omelette dans une calebasse, avec du sel. Ou bien ils sont simplement frits. Ce genre de repas est très apprécié, car pleins de bonnes graisses.
Des tortues marines venues pondre
Les fruits : Les îles des Antilles et des Bahamas, à cette époque, sont pour la plupart des endroits vierges. Dotées d’une biodiversité extrêmement riche et variée, les fruits y poussent en abondance, et il n’y a qu’à lever le bras (ou parfois, dans le cas de la noix de coco, grimper à l’arbre) pour les cueillir. Ainsi de la papaye, ananas et goyave (tous deux importés d’Amérique du Sud), les agrumes (citrons, oranges…), les melons jaunes et les pastèques, les caramboles, les fruits de la passion, les pommes et bananes, ou encore les sapotilles, les pommes de lait, les corossols, le tamarin… Parmi les légumes, on peut noter les chayottes, cuisinées comme des patates, les aubergines et les giraumons, ou les gombos. De quoi faire le plein en vitamine C et en minéraux ! Comme on n’avait pas encore fait le lien entre scorbut et manque de vitamine C (et donc de fruits frais), il est probable que les fruits n’étaient pas une priorité essentielle dans l’approvisionnement du navire, contrairement à l’eau douce et aux denrées non périssables. Mais sans doute que les pirates en embarquaient tout de même un peu avec eux, ne serait-ce que par gourmandise, et pour varier les menus. Hélas, ils n’en profitaient sans doute pas longtemps.
Un corossol
Les cayes : Les cayes (de l’espagnol cayo, qui signifie île ou récif) se situent entre l’île et le banc de sable. C’est une simple langue de sable à peine émergée, souvent entourée de coraux. La végétation peut y être rare, parfois sans arbres, tout juste quelques arbustes, et des hautes herbes. Les cayes sont très nombreuses dans les archipels des Antilles. La navigation à leurs abords est difficile et dangereuse, car ponctuée de haut-fonds. Elles offrent des mouillages très intéressants pour les pirates naviguant à bord de petites unités, car elles sont tout simplement hors d’atteintes pour les plus gros navires. Cependant, elles sont en général très pauvres en ressources. Pas forcément d’eau douce, pas de fruits, et pas de mammifères à chasser. Tout juste quelques oiseaux de mer et parfois des tortues. Cependant, si les vivres ne sont pas trop entamées, mouiller près d’une caye peut donner l’occasion d’une relâche bien méritée, le temps d’une nuit ou deux, pendant lesquelles l’équipage va pouvoir festoyer et se détendre sur le sable, libéré des contraintes des quarts de nuit et de la vie du bord.
En bref, oui, les pirates, comme tous les marins de l’époque, avaient la vie dure en ce qui concerne l’alimentation. Leur dentition abîmée et quasiment inexistante dès trente-cinq ans se cassait sur les biscuits de mer, leurs intestins les faisaient souffrir à cause des vers et des parasites, ils connaissaient la faim et la soif comme tous les autres marins du monde. Mais du moins, avaient-ils la chance d’étancher leur soif d’eau douce et pure, d’apaiser leur faim et de compenser leurs carences grâce à des escales régulières, qui leur prodiguaient viande et fruits frais. Sans doute que ces pauses salvatrices prolongeaient leur espérance de vie, contrairement au cap-hornier qui doit endurer des mois de fèves et de bœuf salé.
On se rappelle tous du gigantesque Hollandais Volant et de l’imposant Pearl de Pirates des Caraïbes… S’ils ont le mérite indéniable de satisfaire notre émerveillement et de titiller notre imaginaire, nous sommes en mesure de nous demander si ces navires spectaculaires étaient légion chez les pirates, comme Hollywood semble vouloir nous le faire croire…
Et bien non ! Vous vous en serez doutés, étant donné ce préambule. Les pirates de l’époque de Ruth Wolff naviguaient surtout dans les Antilles, et en été, certains longeaient la côte américaine de la Floride au Maine. Ils ne faisaient pas de long cours. La nature de leurs activités leur interdisaient de facto de faire escale dans les ports civilisés, au risque d’être aussitôt cueillis par les autorités. Ils ne pouvaient donc pas espérer profiter des rades sécurisées autour desquelles les colons avaient construit leurs ports. Ils devaient se contenter des centaines de petites îles et autres cayes pour leurs escales sauvages. En outre, s’ils voulaient avoir l’avantage sur leurs proies, souvent de lourds navires marchands, ils devaient pouvoir les devancer, voire les acculer contre une côte qu’eux-mêmes pouvaient frôler sans danger. Ils devaient également pouvoir se faufiler entre les bancs de sable meurtriers (et mal cartographiés !) pour échapper à d’éventuelles poursuivants. Tout cela induit un paramètre essentiel, qui exclut les gros navires de Pirates des Caraïbes : le tirant d’eau (la distance entre la quille et la ligne de flottaison du navire). A titre d’information, même à Nassau, le repaire favori des pirates de cette époque, les vaisseaux de quatrième rang et au-dessus ne pouvaient mouiller sans talonner !
Autre paramètre important : la maniabilité et la vitesse. Contrairement encore une fois à ce qui est systématiquement montré dans les films, les pirates ne naviguent pas souvent avec un seul navire. Bien sûr, cela arrive, mais s’ils en ont l’occasion, ils préféreront souvent s’allier à d’autres pirates, afin de monter une escadre, une petite flottille. Car pour arraisonner une proie, il vaut mieux trois ou quatre petits bateaux rapides et maniables qu’une grosse baille immanoeuvrable. C’est pourquoi leur préférence allait vers des navires légers, aux formes élancées, bien toilés, et capables de remonter au vent efficacement.
Bien que la légèreté soit un atout indéniable lors de la poursuite, il ne faut pas oublier que la capacité de charge a son importance : les pirates sont là pour remplir leurs cales, après tout. Ils sont souvent très nombreux dans leurs équipages (à titre de comparaison, quand on compte entre 15 et 30 marins sur un navire marchand, on peut trouver des navires pirates aux mêmes dimensions dotés d’un équipage de 150 hommes). En outre, un navire bien lesté dérive moins. C’est donc un équilibre entre légèreté et stabilité qu’il faut trouver.
Enfin, un paramètre important reste l’artillerie. Hollywood nous a encore dupé, les abordages et les combats au corps-à-corps étaient rares, nous aurons l’occasion d’en reparler. Le but des pirates, comme tout bon travailleur, est d’obtenir un résultat optimal pour le moins d’efforts possible. Pour cela, ils miseront sur la peur et l’intimidation. L’objectif est d’amener la proie à se rendre le plus rapidement possible. C’est pourquoi une artillerie de choix, manipulée par des hommes compétents, est des plus importantes. Les canons, en plus de contribuer à la stabilité du navire, sont le nerf de la guerre de course, et de la piraterie. Quelques boulets frôlant la voilure d’une proie, ou plongeant à quelques yards de sa coque, suffisent en général à retirer toute volonté de rébellion de sa part.
Tous ces paramètres sont à prendre en compte dans le choix d’un navire destiné à la course illégale. Mais le navire « parfait » n’existe pas. C’est pourquoi certains équipages préféreront privilégier tel atout plus qu’un autre. D’autres équipages n’auront pas le luxe de choisir, et se contenteront de ce qu’ils trouvent. C’était le cas des premiers marins résolus à attaquer les épaves espagnoles, en 1715.
Les periaguas :
Exemples de periaguas
(Beaucoup) plus souvent issus du gaillard d’avant que de l’arrière, ces hommes manquaient de moyens pour armer un navire conséquent. Bon nombre d’entre eux ont mutualisé leurs ressources pour acheter (ou voler) des petites embarcations rapides, notamment les pirogues, dites periaguas, des Indiens. Parmi eux, les Mosquitos, qui faisaient parfois affaires avec ces Blancs débraillés, qui n’avaient aucune prétention à les asservir et à leur voler leurs terres, mais qui se contentaient de leur échanger des armes et des produits manufacturés en échange de leurs pirogues. Parfois, ces futurs pirates embarquaient un de ces Indiens avec eux, pour qu’il les aide à prendre en main ces periaguas (c’est le cas d’un des hommes de Bellamy, que vous rencontrerez dès le tome I). Les periaguas n’ont pas comme seul avantage d’être accessibles à n’importe quel matelot sans le sou et un peu débrouillard. Ce sont des esquifs rapides et très manoeuvrants. Comme elles peuvent être menées à l’aviron, elles sont performantes même avec un vent de face. Avec leur tirant d’eau très faible, elles peuvent se glisser dans les mangroves et être touées jusque sur le rivage. Mené par des hommes compétents, elles peuvent même faire un peu de large, tant que la mer n’est pas trop grosse. Ainsi, s’ils évitent la saison des ouragans, les pirates peuvent grâce à elles se déplacer un peu partout dans les Antilles. Mais c’est sans compter sur le manque de place à bord, qui empêche d’embarquer beaucoup de vivres et d’eau. Sans compter la place qu’il reste pour l’artillerie. Hormis quelques éventuels pierriers, les pirates devront se contenter d’arroser leurs proies de leurs balles de mousquet. Pour cela, il leur faut se rapprocher dangereusement d’elles, afin qu’elles soient à portée de tir. Les periaguas ont tout de même permis à bon nombre de pirates, de Bellamy à Hornigold, de se constituer un bon pécule de départ, qui par la suite leur ont permis de prétendre à des navires plus importants.
Les sloops :
Un sloop britannique
Il existe une ambiguïté dans les traductions de texte anglais-français quant aux sloops. En français, le sloop est un bateau à un mât, doté de plusieurs voiles d’avant et d’une grand-voile aurique, occasionnellement d’un hunier. En anglais, le terme « sloop » est beaucoup plus générique. Il désigne à la fois les navires à un mât, mais aussi des trois-mâts (souvent de petite taille, comme les corvettes, ou sloop-of-war). Cette difficulté tend à nous faire croire que tous les navires pirates étaient des sloops, et selon notre pays d’origine, à penser qu’ils n’avaient presque que des navires à un mât, ou des trois-mâts. La réalité est sans doute, comme souvent, plus nuancée. Les pirates avaient certes des trois-mâts de temps en temps, mais aux vues des gravures et récits de l’époque, on peut affirmer sans trop de risques qu’ils avaient bien plus souvent des sloops version français, c’est-à-dire à un seul mât.
L’avantage de ce navire est multiple. Doté d’une bonne jauge comparé aux periaguas, il peut embarquer suffisamment de vivres et d’eau douce pour de longues traversées. Les cargaisons pillées viendront peu à peu remplacés les vivres consommées. Il peut charger une dizaine ou une douzaine de canons légers, de quatre à huit livres en général. Surtout, sa mâture haute le dote d’une meilleure prise au vent que les periaguas. Sa grand-voile aurique, comme toutes les voiles d’axe (voiles dont le point de pivot se fait depuis l’axe longitudinal du navire, contrairement aux voiles carrées, qui pivotent sur un axe latéral), lui permet de serrer le vent de près. Mais grâce à son hunier (voile carrée, comme sur la gravure ci-dessus), il peut tout de même gagner quelques nœuds significatifs au portant (un article sur les bases de la navigation à la voile sera publié dans quelques temps). Pour ne rien gâcher, le sloop a un tirant d’eau plutôt faible (bien que cette donnée soit à nuancer : le tirant d’eau dépend de nombreux autres facteurs, comme la qualité de la construction du navire, son utilisation d’origine, etc…). Il peut donc mouiller quasiment partout dans les Antilles. Tous ces éléments font du sloop le navire presque idéal du pirate. A trois ou quatre sloops, une flottille pirate peut surprendre sans problème (à condition d’être bien commandée et manœuvrée) un gros navire marchand.
Mais leur taille est à la fois leur principal atout et leur plus gros inconvénient : pour les pirates ambitieux, qui veulent rester plus longtemps en mer et attaquer de plus grosses prises, ils se retrouvent vite limités par le manque de place et par l’artillerie légère.
Les bricks et les brigantins:
L’USS Niagara, un brick de construction plus récente que ceux des pirates de 1715, mais le gréement s’en rapproche tout de même beaucoup
Le brick est un navire à deux phares (mâts) carrés. Il dispose aussi d’une grande brigantine, finalement beaucoup plus souvent hissée que sa grand-voile carrée. Le brigantin est un petit brick, dont la grand-voile est la brigantine, qui est cette fois plus grande que celle du brick.
Ces gréements sont intéressants à bien des niveaux. Bien toilés compte tenu de leur taille, ils restent rapides et très maniables. Moins performants que les sloops aux allures de près, du fait de leurs nombreuses voiles carrées, ils compensent un peu ce défaut par des brigantines et des voiles d’étai conséquentes. Ils sont surtout utiles pour faire du portant, et aller au large. Leur tirant d’eau reste faible, et leur jauge est plus importante que les sloops. Enfin, les pirates peuvent partir longtemps sans avoir à toucher terre (les bricks armés en marchande faisaient du long cours sans problème). Ils peuvent également porter plus de canons, et des plus lourds. Une alternative intéressante au sloop, pour les pirates qui veulent faire du large, avoir plus d’espace de vie à bord (et donc pouvoir être plus nombreux) et impressionner leurs proies par leur vitesse au portant.
Le nec-plus-ultra : les négriers
La Whydah Gally
Il est des pirates, autour de 1717 et 1718, qui deviennent si puissants, si nombreux et si bien organisés que leurs ambitions dépassent de loin ceux de leurs homologues. Bellamy et Thatch (Barbe-Noire) ont tous deux compris l’intérêt des flottilles. Enrôlant dans leurs équipages tous les volontaires (et même ceux qui l’étaient moins), ajoutant à leur unique navire trois ou quatre bateaux petits mais performants, ils se sont vite retrouvés, au bout de quelques mois à peine, à la tête d’une escadre de trois à cinq bateaux, et entre 200 (Bellamy) et 400 hommes (Thatch). En prenant conscience de leurs forces, leurs ambitions changent, tout naturellement.
Bellamy le premier a testé l’efficacité du négrier en tant que navire pirate. Thatch, plus expérimenté que son jeune homologue, a tenté le coup plus tard, mais sans doute n’aurait-il pas attendu que Bellamy l’inspire pour avoir la même idée. Le négrier n’est pas toujours un trois-mâts, mais dans notre cas, on va se concentrer sur ce gréement-là. Il a l’inconvénient manifeste d’être gros, et potentiellement de caler plus qu’un brick ou un sloop. Mais cet inconvénient n’en est pas un, si l’équipage peut embarquer suffisamment de vivres et d’eau pour rester sur l’eau pendant des semaines, voire des mois. Ils peuvent organiser des escales sauvages moins fréquentes, et sont donc moins pénalisés par le manque d’abris où ils peuvent se faufiler.
Le négrier, avec son gréement à l’hollandaise (une voile latine en guise de voile d’artimon), est très performant au portant. Sa quille profonde lui donne une bonne prise à l’eau, et ses bouchains arrondis une bonne hydrodynamique. En outre, ces navires peuvent réellement porter de l’artillerie lourde, bien plus que les bricks. Enfin, les pirates peuvent embarquer du douze livres par exemple, et disposer d’une puissance de feu souvent supérieure aux navires qu’ils pourchassent. Et en ce qui concerne la capacité de charge… La sinistre fonction des négriers étant de transporter une cargaison d’êtres humains, il leur faut une jauge nette très importante. C’est sans doute pour cette raison que les négriers avaient ces formes bien frégatées (aspect ventru du navire quand on le regarde dans l’axe longitudinal). Certains n’étaient autre que des frégates armées à la course pendant la guerre, et reconverties au commerce en temps de paix, comme la Concorde nantaise, tombée entre les mains de Barbe-Noire en 1717.
Le négrier est le plus gros navire dont des pirates peuvent tirer parti. Pour les pirates de l’époque, s’approprier un négrier est un aboutissement, une ambition de puissance réalisée. Il est fort peu probable qu’ils y voyaient un quelconque symbole. Mais ce n’est pas notre cas. Permettons-nous de prêter à ce fait d’histoire un regard subjectif, car finalement tout regard du futur sur le passé est subjectif. En volant un négrier à son armateur cupide et insensible aux violences dont il est responsable (bien qu’il ne soit pas le seul, cela va sans dire), les pirates transforment un petit morceau de cette société cannibale et cruelle. Ils prouvent encore une fois que même lorsqu’on est en bas de l’échelle sociale, même lorsqu’on est excommunié de la société, on peut sensiblement la changer. Un négrier transformé en navire pirate, c’est comme un matelot exploité transformé en marin libre, un Africain qui retrouve son nom et sa liberté, c’est une femme pauvre échappant à la prostitution… En d’autres termes, c’est la preuve par l’exemple que rien n’est jamais figé, pas même la condition à laquelle on est assigné dès la naissance. Surtout, c’est la preuve que les opprimés et les exploités peuvent parfois se réapproprier ce qui leur est dû. Car on est en droit de se demander, si la piraterie consiste en un vol, comment qualifier si ce n’est comme la plus grande des pirateries l’oppression des marins (sous-payés et maltraités) par la Navy et la marchande, ou pire, l’exploitation des Africain-e-s, à qui on a volé jusqu’à leur nom et leur identité ?
Pour conclure, un renvoi à l’Amistad, qui, en 1839, a été repris par les Africains prisonniers à son bord. Cette affaire a fait grand bruit, et en pleine période abolitionniste, a mené à leur libération et leur retour en Afrique. Car, s’il est sympathique de trouver un symbole de libération dans des pirates blancs qui capturent un négrier, il n’y a tout de même pas de symbole plus fort que ce négrier repris par des Noirs.
1713. La guerre de Succession d’Espagne vient de se terminer. Dans les mines espagnoles de Potosi et du Mexique, l’or et l’argent s’accumulent, en poussières et lingots. Les galions de la flotte d’Espagne partent normalement chaque année vers Cadix, les cales alourdies de ces précieux minerais. Mais le royaume d’Espagne, prudent, a préféré attendre la fin de la guerre avant d’autoriser les galions de la flotte à rentrer. Et pour cause : en temps de guerre, il aurait été bien mal venu de laisser cette précieuse cargaison à la merci des corsaires français et britanniques. Mais l’empire espagnol est ce qu’il est en grande partie grâce à ces arrivages réguliers d’or et d’argent venu du Nouveau-Monde… La guerre a duré quinze ans, et les caisses sont vides. Il est grand temps que la flotte revienne les approvisionner. Faisant fi de la saison des ouragans qui approche, le commodore de la flotte, Don Juan Esteban de Ubilla, sur ordre du Roi, ordonne l’appareillage de La Havane le 24 juillet. Six jours plus tard, les douze navires chargés d’or sont pris dans une violente tempête… Le lendemain matin, de singuliers artefacts se mêlent à la laisse de marée. Seulement un navire a survécu, les autres se sont jetés au plain, et leur cargaison s’est déversée sur l’estran des plages de Floride…
Pendant ce temps, dans tous les ports de l’Ancien et du Nouveau Monde, règne une atmosphère désabusée et pleine de rancœur. Des milliers de marins sont au chômage forcé depuis la signature des traités de paix. Trois quarts des effectifs de la Royal Navy (environ 36 000 hommes) ont été congédiés durant les deux années qui ont suivi le traité d’Utrecht. Ces hommes sont souvent jeunes, entre vingt et quarante ans. La guerre a duré quinze longues années, et bon nombre d’entre eux n’ont rien connu d’autre que leur quotidien de matelot dans la Navy. Ils ne savent rien faire d’autre. Désœuvrés, ils dépensent leur maigre solde dans les tavernes, à la recherche d’un embarquement dans la marchande, tout en évitant les capitaines tyranniques, ce qui n’est pas une mince affaire. Les navires allant en Afrique sont considérés comme les pires. Mais il y a si peu de travail, qu’il faut parfois accepter l’inacceptable pour survivre… Pour tous les autres, et ils sont nombreux, l’avenir est bien sombre. Ils passent le temps comme ils peuvent, attendant un signe, n’importe quoi, qui leur redonnerait une raison d’espérer vivre, ou même survivre, dans cette société qui les a dévoré puis recraché sans scrupules.
Certains corsaires, parmi les plus téméraires, ont continué leurs activités de course même après la signature des traités. Attaquant les navires ennemis avec des lettres de course périmées, prétendant parfois ne pas savoir que la paix a été prononcée, ils n’ont simplement rien changé à leur quotidien de guerre. La seule différence, c’est qu’ils se gardent, pour la plupart, la part du butin normalement prévue pour l’armateur et le gouverneur qui a signé leurs lettres. Certains ont un « arrangement » avec un gouverneur véreux, qui leur écrit de fausses lettres de course en échange d’une part conséquente. Peu importe les termes du contrat, il est illégal. Cela fait d’eux autre chose que des corsaires. A présent, et tant que la paix perdure, ce sont des pirates.
Parmi eux, une bande de marins roublards et habitués à la vie des tropiques, installés depuis quelques décennies sur l’île d’Eleuthera. En tant que marins, ils sont plus proches des Indiens Caraïbes et leurs pirogues que des officiers de la Navy rompus aux mathématiques et au protocole rigoureux. Ils ont l’expérience du terrain, connaissent et s’adaptent à leur environnement, mais manquent d’organisation et de matériel pour pouvoir mener des flottes denses et redoutables…
C’est là que la nouvelle se répand : la flotte d’Espagne s’est échouée sur les rivages de Floride, et avec elle, quatorze millions de pesos (les fameuses pièces de huit). La « ruée vers l’or » commence. C’était le signe que beaucoup de matelots désenchantés attendaient. La perspective de l’argent facile et d’une vie meilleure achève de les motiver à agir. Des bûcherons de Campêche (communauté d’hommes marginaux) se mêlent aux matelots venus de tous les ports des Amériques. Ils s’allient en petits groupuscules à bord de pirogues rapides et maniables, et attaquent en assauts réguliers les campements espagnols qui se sont montés sur les lieux du naufrage. Mais les Espagnols défendent becs et ongles leur trésor, et les pertes sont nombreuses du côté des pirates… Il apparaît clair que sans force efficacement menée, les chances de ramasser ces quelques miettes du trésor sont minces. Les « corsaires » d’Eleuthera aimeraient tenter leur chance, et ils ne sont pas les seuls… Un jour, un homme arrive à Harbour Island, le port d’Eleuthera. Ce lieutenant de la Navy, malgré une carrière prometteuse, a décidé pour d’obscures raisons de tenter sa chance en attaquant les épaves. Il leur offre financement et connaissances dans l’art de la guerre et de la navigation sur les grands voiliers, en échange de leur témérité et de leur expertise de ces eaux. Cet homme s’appelle Edward Thatch (Teach, selon les sources). Son premier contact à Eleuthera n’est autre que le capitaine Benjamin Hornigold. Cette rencontre sera déterminante dans l’essor de la piraterie dans les Bahamas.