Une des premières questions que les gens se posent à propos du métier de matelot, c’est « en quoi cela consiste », concrètement. On n’a souvent que des bribes, des images fugaces, quand on évoque le grand métier. Des souvenirs de films, un instantané ou une gravure sur le mur de chez mamie, l’évocation dithyrambique d’un romancier… On imagine un homme tenant la barre, une ribambelle de silhouette couchées sur une vergue, des gars en vareuse et casquette, la pipe entre leurs lèvres sérieuses, posant devant un navire à quai comme pour une photo de classe… Mais on se doute bien qu’ils font autre chose que tenir la barre et serrer les voiles. On en a parfois l’intuition. On se dit que ces machines de bois, de chanvre et de toile doivent nécessiter un entretien soutenu et permanent. Mais souvent, sans bien se représenter la chose.
Le matelotage, c’est le cœur du savoir-faire du gabier. C’est l’art de faire les nœuds, et les techniques d’entretien du gréement. A bord des navires à voile de l’époque, pas ou peu d’acier. Les haubans et leurs ridoirs, les estropes des poulies, le câble de mouillage (et non la chaîne comme aujourd’hui), tout était en bout. Des tensions énormes, dans de la fibre végétale. Avant que le gabier n’exerce sa science du matelotage, il y a bien sûr le cordier, ou trévier, qui fabrique les cordages. Sans lui et son savoir-faire ancestral, il n’y aura pas de bout à manipuler du tout. Mais une fois en mer, c’est le matelot gabier qui prend la relève. Il va devoir maintenir en état de fonctionnement tous ces cordages, les réparer, les remplacer, faire et défaire des nœuds, encore et encore, et encore.
Voici donc une petite liste, non exhaustive cela va sans dire, de quelques nœuds fondamentaux, et leur fonction.
Les nœuds marins
Le nœud de chaise : le nœud marin par excellence. Il permet d’obtenir une boucle, qui est très facile à défaire, peu importe la tension que le nœud a reçu.
Le nœud de taquet : c’est le fameux nœud où on « fait des huit » autour d’un taquet, permettant de tourner un cordage. Sur un grand voilier, on ne fait pas de demi-clefs à la fin. La demi-clef, avec la tension que reçoit le cordage, pourrait être impossible à défaire au moment voulu. Ce sont les tours autour du taquet, qui, en se serrant, maintiennent le nœud.
Le nœud de cabestan : incontournable, peu importe les circonstance. Pour amarrer une défense, une garcette qui traîne, ou n’importe quel bout à n’importe quel espar. Bien résistant, mais qui peut se défaire assez facilement si le dormant est mou.
Le nœud en huit : c’est un nœud d’arrêt, idéal pour former une épaisseur à l’extrémité d’un cordage, afin de l’empêcher de s’échapper de sa poulie. Les grimpeurs le connaissent bien, notamment dans sa version doublée, qui permet de s’amarrer solidement à une corde de rappel, par exemple. Les marins de l’époque, s’ils ne s’amarraient pas eux-mêmes, prenaient toujours le soin d’amarrer le matériel qu’ils montaient avec eux dans la mâture : couteau, épissoir, seau… Le nœud de chaise n’est alors pas le mieux indiqué, car il a tendance à glisser s’il n’est pas en tension. Le nœud de huit doublé, en revanche, ne bougera pas.
Un tour mort et deux demi-clefs : comme le cabestan, un nœud d’amarrage simple et multi-fonctions. Il est même un peu plus sécure qu’un cabestan.
Le nœud plat : c’est un nœud d’ajut, c’est-à-dire qu’il sert à ajuter (relier, assembler) deux cordages ensemble, ou deux extrémités d’un même cordage. A ne pas confondre avec le nœud de vache, le double-nœud terrien. A bord des grands voiliers, c’est un nœud plat gansé qui sert à maintenir les garcettes de ris. Plus la pression que le nœud plat exerce sur l’objet est importante, plus il tiendra. C’est pourquoi on lui préférera le nœud d’écoute lorsqu’on veut ajuter deux cordages qui ne font pas pression sur un objet.
Le nœud d’écoute : idéal quand on doit relier deux cordage d’une épaisseur différente, mais efficace également sur deux cordages de même diamètre. Il est notamment utilisé pour confectionner les mailles des filets de pêche.
Le nœud de bosse : très important sur les grands voiliers, où la tension dans certains cordages est telle qu’il sera impossible de la maintenir à la main. Quand on veut tourner une drisse par exemple, un matelot effectue ce nœud sur le dormant en tension, à l’aide d’un cordage qui a son point fixe sur le pont, pendant que les autres maintiennent la tension. Une fois bossé, on peut choquer doucement le cordage, la tension est retenue par le nœud de bosse. Le matelot peut alors tourner le cordage à son cabillot, puis défaire le nœud de bosse.
Il y a bien d’autres nœuds, des centaines à vrai dire. Mais on dit qu’il vaut mieux en connaître parfaitement une quinzaine, que l’on peut effectuer en toutes conditions et de manière appropriée, qu’une centaine que l’on ne sait utiliser correctement. On notera aussi que d’un bateau à l’autre, selon le navire, le bosco ou le capitaine, on préférera certains nœuds plutôt que d’autres. On peut tout de même citer, parmi d’autres nœuds couramment usité, le nœud de grappin, pour amarrer un cordage de façon à ce qu’il ne glisse pas. Le nœud de pêcheur, qui ajute deux cordages, mais qui est presque impossible à défaire quand il a été mis en tension. On peut aussi citer tous ces nœuds au nom d’oiseau et de bestiole, dont l’origine du nom m’échappe, mais qui révèle l’imagination fertile du folklore marin quand il s’agit de vocabulaire… J’en veux pour preuve le bec d’oiseau, le cul de porc, la tête de more, la jambe de chien, la gueule de loup, ou encore la gueule de raie…
Dans d’autres articles, nous entrerons un peu plus dans le vif du sujet, en présentant les travaux un peu plus techniques, plus durables, tels que les épissures, les amarrages, le fourrage…
Nassau, 1716. Une brise chaude comme le rhum dans la gorge. L’ambre des nuits fauves qui brille et ruisselle sur les verres des lampes. Des cahutes qui émergent des buissons, des tentes sur le sable, des maisons de bois et de guingois. La sueur sur les fronts noirs, tannés, dorés, ridés. Les couleurs arrogantes des fleurs et des poissons. Leur odeur, capiteuse et entêtante. Derrière les hommes, un sillage invisible, entêtant, de goudron et de poudre à canon. Le musc et le santal, la rose et les effluves de poisson et de viande fumée qui restent sur les mains des femmes, dans leur cou. Âcreté de la pisse dans la terre battue, les haut-le-cœurs irrépressibles au-dessus des tas de merde qui s’amoncellent sous les fenêtres. Le palais frémissant sous l’acide sucré des fruits, le sel qui sèche sur les pieds calleux, le sel d’une peau moite, frissonnante de désir, le sel de la viande, le sel qui rend les vêtements raides et les cheveux secs. Le sable entre les doigts, la douceur d’un pétale, les écailles du gecko et celle de la daurade. La carcasse d’une langouste en morceaux, celle d’un homme mort dans un talus. La corne au fond des paumes, les poils qui se hérissent un bras rugueux, la barbe qui trempe dans le verre, l’épaisseur du lin, la légèreté du coton. Une arythmie du quotidien, des jours profanes, où chaque jour est maudit car aucun n’est Saint. Insolente indolence, des après-midi endormis, de la fraîcheur fugace de l’aube au vent tiède du soir. Synesthésie des sens, kaléidoscope d’émotions, de la liesse d’un fou rire à la détresse d’une énième mort, de la fureur d’une offense à la terreur d’une arme chargée sur la tempe. Ici, vivent les damnés, les pestiférées, les renégats et les bâtardes. Les oubliées, les évadés, ces malheureux qui n’avaient aucune chance ailleurs et ces fous qui avaient pourtant le choix. Une insulte à la société, une erreur de l’Histoire, une ode à la violence. Nassau, un coin du temps et de l’espace où viennent mourir celles et ceux à qui on a interdit de vivre.
En ces temps barbares où H&M et La Redoute n’existaient pas, les vêtements se gardaient longtemps. D’une, parce qu’ils étaient chers. On ne collectionnait pas les chemises et les pantalons. On avait donc tout intérêt à les entretenir correctement, en les raccommodant si besoin est. Nassau, de par sa qualité de plaque tournante de la piraterie, avait peut-être accès à plus de choix que les autres populations des colonies. Quand ils faisaient une prise, les marins s’empressaient de s’emparer des vêtements de l’équipage et des officiers. Ils mettaient la main sur les robes, les indiennes, les gilets et les haut-de-chausse qui transitaient depuis l’Europe jusqu’en Amérique pour les colons. Mais ces prises précieuses étaient trop aléatoires pour que les femmes de Nassau se contentent de jeter le linge sale ou abîmé… Il leur était donc nécessaire d’entretenir et de laver le linge de maison et leurs vêtements.
Coudre et raccommoder :
Les femmes apprennent à coudre, à repriser et à raccommoder très tôt, qu’elles soient noble ou femme du peuple, commerçante ou prostituée. Elles s’y emploient pour elle-même, pour leurs proches, en toutes circonstances, selon les besoins. Il est amusant de noter que la couture, activité attribuée au féminin (hormis quand on parle de Grande Couture, bien sûr…), est une compétence qu’une certaine catégorie d’hommes partagent avec elles : les marins. Car il n’y a pas de femmes à bord d’un navire, pour raccommoder chemises et chaussettes. Et pourtant, à cette époque où Armor Lux et Guy Cotten n’existaient pas, et où les marins achetaient cher leurs vêtements de travail à leurs armateurs, il fallait savoir entretenir ses vêtements afin qu’ils durent le plus longtemps possible. Sans doute que l’apprentissage des bases de la voilerie permettaient aux matelots d’acquérir les compétences nécessaires pour recoudre un pantalon ou une vareuse…
Femme cousant à la lumière d’une lampe, Jean-François Millet
La Buée :
A Nassau comme partout dans le monde en ce temps-là, la lessive est une des tâches ménagères qui prend le plus de temps. On avait moins de vêtements, certes, mais c’était sans compter sur les couches des bébés et les protections périodiques des femmes, ou leurs trousseaux volumineux. Les femmes du peuple faisaient leur linge ensemble, avec les domestiques des riches. Dans les villes et les villages, les lavoirs étaient nombreux (on le sait, on en croise encore souvent en se promenant). A Nassau, en revanche, peu de chances qu’il y ait un lavoir au milieu de la grand-place… La colonie qu’était New-Providence avant l’arrivée des pirates était jeune et peu développée, mais surtout, aucune rivière ne passe dans le village pour alimenter un éventuel lavoir. Alors, les femmes se rendaient directement à la source, c’est le cas de le dire. Mais avant d’en arriver là, il y avait quelques petites choses à faire…
La lessive s’appelle la « buée » (terme ayant donné naissance à notre buanderie). Deux fois par an, on fait les « grandes buées ». Vu l’ampleur de la tâche, on ne s’amuse pas à mettre en branle tout ce processus pour deux draps et trois chemises. On attend d’avoir une quantité suffisante de linge sale pour se lancer, et on fait ça toutes ensemble, le même jour. Les trois grandes étapes de la buée sont le Purgatoire, l’Enfer et le Paradis.
Claire et Jenny (Outlander) lavant du linge dans des baquets. On reconnait un tartan étendu derrière elles.
Le Purgatoire :
C’est le pré-lavage, en quelque sorte. On trie le linge. D’un côté le linge blanc, et de l’autre, les lainages et le linge fin. Puis, dans un baquet, au lavoir ou au bord de l’eau (étang, rivière, lac…), on trempe le linge pour faire tomber le gros de la crasse (poussière, boue…). On frotte à la brosse les saletés un peu tenaces.
L’enfer :
Ensuite, vient l’Enfer. Le linge va tremper dans des grosses cuves remplies de cendres et d’eau chaude. Cela nécessite d’avoir accès à un moyen de chauffer l’eau au fur et à mesure, donc on travaille dans la chaleur permanente.
Les cuves sont appelées cuviers. Ils sont posés sur un trépied (la selle). On dispose au fond du cuvier un vieux drap (le « charrier ») qui enveloppera la lessive. Il sert de filtre : il retient les cendres et laisse passer l’eau de lavage. Puis, on fourre le cuvier de tout le linge (draps, blouse, nappes, torchons, chemises, linge de corps….). On peut ajouter des brins de lavande au fur et à mesure, mais ce n’est pas obligatoire. Étrangeté de la chimie, la cendre dans l’eau chaude, par saponification, dégage une agréable odeur de propre (on vous invite à faire l’expérience). Quand le charrier est plein, on recouvre le linge sale de cendres, sur 10 à 15cm : c’est la « charrée ». La cendre vient des cheminées et cuisinières. Elle est prélevée et tamisée au fur et à mesure depuis des semaines, voire des mois. Attention à la cendre de chêne, cependant, qui tache ! Quand la charrée recouvre le charrier, on le referme sur le linge sale.
Peut alors commencer le coulage : on fait couler de l’eau chaude (pas brûlante au début, pour ne pas cuire la saleté) sur le linge. L’eau s’infiltre dans le linge, le traverse, se gorge de cendres, et atteint le fond du cuvier. Elle s’évacue par la « goulotte », on la récupère et on la chauffe à nouveau, jusqu’à ébullition, pour la reverser ensuite sur le sommet du charrier avec la « puisette ».
Cette opération est répétée pendant des heures, jusqu’à ce qu’on estime le linge propre. On le retire alors du charrier avec une longue pince en bois, ou un bâton fourchu. Et on le met à égoutter sur des tréteaux, par exemple.
Opération du coulage
Le Paradis :
On peut alors procéder au rinçage et au battage. Le linge refroidi dans la nuit est transporté dans des brouettes, des paniers ou des hottes, jusqu’au lavoir, ou au bord d’une rivière, d’un étang ou d’un lac.
Le linge est alors plongé dans l’eau par les lavandières. Elles le tiennent à bout de bras, le laissent flotter pour qu’il dégorge. Là, elles le battent avec le battoir. Puis elles le frottent et le pressent sur la selle, cette planche de bois inclinée, posée devant elles. Et enfin, le linge est rincé, tordu, frappé avec le battoir. Si on a de l’indigo, on peut pratiquer l’azurage : dans chaque baquet de rinçage, on verse un peu de poudre d’indigo, dont la couleur bleutée, bien dosée, donnera un effet plus blanc.
Ensuite, on essore le linge. Debout, à deux, l’une tordant le linge dans un sens, la deuxième tordant dans l’autre sens.
Les lavandières (Pissaro, 1895)
On peut ensuite blanchir le linge, en l’étendant dans l’herbe pendant 2 à 3 jours. Régulièrement, on le mouillage avec un arrosoir, et on le retourne. Cette opération longue et fastidieuse est censé lui donner un aspect blanc et brillant.
Enfin, on peut le sécher ! Soit en le laissant étendu dans l’herbe, soit, là où l’herbe se fait rare et le vent fréquent (comme à Nassau), sur des cordes en plein vent !
La grande buée est un événement important, car elle rassemble toutes les femmes d’un village ou d’un quartier, et donne lieu à des festivités chaque soir. Les repas sont préparés par celles qui ne peuvent participer à la buée, comme les handicapées ou les femmes âgées, qui sont dans l’incapacité de manipuler le linge mouillé et très lourd. Les femmes dans les sociétés occidentales ont longtemps été reléguées à l’espace intime et familial. Quand on les voit dans la rue, c’est souvent qu’elles vont d’un point A à un point B, pour effectuer les diverses commissions nécessaires au ménage. La grande buée est donc une des rares occasions où on voit les femmes évoluer dans l’espace public, et surtout en grand nombre. A ce moment, elles forment vraiment corps, elles incarnent une communauté solidaire, qui prend sa place dans l’espace, par les chants de lavandières par exemple, qui n’ont rien à envier aux shanties des marins. Un bel exemple de sororité et une preuve incontestable de la force physique et de l’endurance des femmes, de leur capacité à coopérer et à s’entraider.
Femmes chantant ensemble dans le film « Portrait de la jeune fille en feu »
C’est un de mes anciens capitaines qui m’a raconté cette anecdote. C’était un maître d’équipage, je crois. Quand la cargaison arrivait dans la cale, il avait tendance à l’entreposer et l’arrimer un peu aléatoirement. Et de gueuler d’un ton jovial à l’officier : « Allez, lieutenant ! Tout en vrac, on verra après ! « . Ce qui lui valut le surnom de « Toutenvrac ».
Les pirates, à l’instar des marins de marine marchande, passent beaucoup de temps à charger, décharger, arrimer, de la marchandise. Pour cela, il faut du bon matériel, de la coordination, et de l’huile de coude.
S’arrêter :
Les marins de la marine marchande ont un avantage indéniable par rapport aux pirates : ils peuvent charger leur marchandise à quai, tandis que les pirates, qui ne sont pas les bienvenus dans les ports comme on peut le deviner, doivent souvent transborder la cargaison pillée en mer, ou au mieux, au mouillage.
Quand on procède à la manœuvre en mer, il faut mettre à la panne. La panne est une allure, comme le près ou le largue, à la différence qu’elle est non courante : les voiles ne nous font pas avancer. Au mieux, on dérive lentement et on garde un tout petit peu d’erre (= vitesse du bateau, son mouvement sur l’eau, que ce soit par son inertie ou par sa propulsion). Pour mettre à la panne, il faut masquer une ou plusieurs voiles. Sur un trois-mâts, on choisira le petit ou le grand hunier. Dans le cas d’un transbordement, on préfèrera la panne au petit hunier, qui permet d’avoir le moins d’erre possible. Pour ce faire, après avoir cargué les basse-voiles et les voiles d’étai, on brasse le petit hunier en croix, jusqu’à ce qu’il prenne le vent à contre (sur la face antérieure de la voile). Cette force vient contredire les forces exercées sur les voiles qui continuent de porter (de prendre le vent sur leur face postérieure). Cette contradiction mène le navire à casser son erre.
La panne au grand hunier
Une fois le navire pirate et sa proie à la panne, on met les canots à l’eau. Tout cela prend beaucoup plus de temps qu’il en faut pour le dire. Mais une fois toute la drome des deux navires parée (la drome : l’ensemble des embarcations d’un navire), on peut commencer le transbordement à proprement dit : les matelots multiplient les aller-retours entre les deux navires.
Au mouillage, on peut procéder différemment, s’il n’y a pas trop de vent : le navire capturé est amarré à couple du navire pirate, dont le mouillage peut être doublé pour étaler tout ce poids supplémentaire. Une fois les deux bateaux bord à bord, le transbordement peut commencer. Même dans le cas où leurs franc-bords respectifs ne sont pas égaux, cette façon de faire est plus commode : on a beaucoup moins de distance à hisser que lorsque la cargaison est dans des canots au ras de l’eau. Mieux, on peut espérer remonter des cales certains produits en faisant une simple chaîne humaine (pour des caisses ou de la petite futaille par exemple).
Charger :
On ne s’étendra pas sur la chaîne humaine, pratiquée pour les cargaisons composées de produits légers et peu volumineux. Le plus souvent, elle se constitue de sacs de jute aussi lourds qu’un homme, de fûts pesant plusieurs centaines de kilos, et de caisses encombrantes et tout aussi lourdes que le reste. Pour hisser tout cela à bord, il faut de bons palans, les caliornes, gréées sur un mât de charge par exemple.
Mât de charge (source : Wikipédia)
Un mât de charge (en bleu sur le schéma) est un espar qui s’articule autour d’un mât au moyen d’un vis-de-mulet. On l’apique grâce à une balancine (rose sur le schéma) appelée dans ce cas un martinet. En vert sur le schéma, c’est le palan qui sert à hisser l’objet (ce peut être un simple cartahu ou une grosse caliorne). Le câble noir (estampillé 7) a un jumeau sur l’autre bord. Ce sont des gardes, ou retenues. Des bras (absents sur le schéma) servent à orienter le mât de charge autour de son axe.
En terme de manœuvre, on comprend qu’il faut du monde pour charger. Des ordres divers sont criés de-ci de-là, des « parés ? » et des « parés ! » à tout bout de champ, pour s’assurer que tout le monde est prêt à manœuvrer. Des hommes à la balancine pour apiquer le mât, d’autres aux bras pour l’orienter de bâbord à tribord (« A brasser ! »), et bien sûr, une bonne équipe sur le palan de charge lui-même. On rajoute quelques gars sur les retenues, et c’est parti. (« A hisser ! »)
Déjà ? Non, pas vraiment… Car il faut aussi placer du monde autour de l’objet à charger, bien sûr. Il faut l’élinguer, c’est-à-dire passer des élingues (cordage, de chanvre à l’époque) autour. Puis on croche l’élingue sur un croc, lui-même gréé à la poulie du palan de charge (« Croché ! »). En renfort de ceux qui sont sur les retenues, quelques hommes peuvent guider l’objet qui balaie le pont au-dessus des têtes. Quand l’objet est à pic du panneau de cale, on peut choquer le palan de charge pour l’y descendre ( » A choquer ! »). Et enfin, en bas, dans la cale, il faut d’autres personnes pour accuser réception de l’objet (« Posé ! »), retirer les élingues, et placer judicieusement l’objet dans un Tétris géant de fûts, de caisses, et autres sacs.
A bord du Gallant, Nico, Léo et Pilou passent des élingues autour d’un fût de rhum et les crochent sur la poulie
Arrimer :
C’est la fin du chargement, la dernière tâche avant de repartir, et pas des moindres. Si on se demande pourquoi un bon arrimage est primordial, de but en blanc, la première raison que l’on a envie d’avancer est que l’on cherche à éviter que la cargaison tombe et se détériore à cause du roulis, du tangage, ou de la gîte. C’est effectivement ce qui poussera les matelots à être particulièrement soigneux et méticuleux quand ils arrimeront la cargaison au bateau. Il ne suffit pas d’amarrer des tonneaux ensemble, il faut aussi qu’ils soient solidaires du bateau lui-même. On utilise des sangles à cliquets aujourd’hui, mais à l’époque il fallait sans doute se contenter de gros cordages bien amarrés, passés dans des boucles de pont, autour d’épontilles, partout où c’est possible. Arrimer la marchandise, hier comme aujourd’hui, requiert un peu d’imagination et beaucoup d’astuce, car il existe autant de façons de faire que de cargaisons. Il faut savoir utiliser les éléments du bateau à son avantage, parfois les détourner de leur usage initial. C’est dans ce type de tâche que l’on peut apprécier la capacité d’adaptation et l’ingéniosité empirique du marin.
Vingt tonnes de café colombien, dans des sacs de 35 à 70 kilos, entassés à fond de cale à bord du Gallant
Mais il est une autre raison, plus essentielle encore, qui explique l’importance d’un bon arrimage : la stabilité du navire, et son assiette. On ne peut pas s’amuser à arrimer nos fûts et nos caisses n’importe où sur le bateau, au risque de subir de graves déséquilibres à la navigation. Il faut donc non seulement avoir une vision de détail, quand on cherche comment arrimer la marchandise, mais une vision d’ensemble, une certaine expérience et une connaissance solide des effets de contrepoids à la mer. Ainsi, une marchandise concentrée sur l’avant aura tendance à faire piquer du nez le bateau, ce qui peut être problématique dans des mers formées, au près, quand le navire a besoin d’une certaine souplesse pour s’extraire des lames qui le submergent à l’avant. A l’inverse, un poids concentré sur l’arrière permet d’avoir une meilleure prise à l’eau au niveau du safran, donc une meilleure stabilité, mais un déficit de maniabilité. On peut compenser ce souci en concentrant les charges lourdes au milieu du navire, mais avec une perte de stabilité de conduite. De manière générale, on concentre le poids sur le fond, donc dans les cales. Il peut arriver que l’on doive se débarrasser d’une partie du lest (pierres, gueuses en fonte, ou tout autre objet lourd et dense) pour garder une bonne stabilité et une bonne assiette malgré une cargaison conséquente.
On peut maintenant le dire, arraisonner un navire en mer et s’emparer de sa cargaison n’est pas une activité de tout repos. Même si le combat est rare (comme on l’a vu dans l’article sur les abordages), manœuvrer et gouverner le navire jusqu’à rattraper une prise requiert un équipage compétent aux effectifs fournis et un capitaine tout aussi compétent en matière de navigation. Ces quelques heures de poursuite comptent leur lot de manœuvres, virements de bord successifs, hissage et carguage de diverses voiles, maniement des canons (au moins pour la dissuasion)… Et comme on vient de le voir, ces efforts soutenus ne se terminent pas sitôt la prise capturée. Car alors il faut continuer à manœuvrer, avec moins de précipitation certes, mais une précision et une attention exemplaires. A la fin des opérations, on peut aisément imaginer la détente dans laquelle se vautraient les équipages pirates et la boisson dûment méritée… Et si on regarde autour de nous, c’est finalement une habitude que les travailleur-ses n’ont jamais abandonné !
Même si le cœur de leur métier respectif est différent, il serait injuste de penser que les femmes se tournent les pouces à Nassau pendant que les hommes travaillent dur en mer. Avant l’avènement de ces inventions révolutionnaires que sont les grandes surfaces, les femmes du peuple se voyaient incomber un grand nombre de tâches visant à nourrir la communauté et à entretenir les maisons. Des tâches difficiles, requérant des efforts physiques longs et soutenus. Des tâches qui nécessitent souvent de se lever aux aurores pour se coucher tard le soir.
Gravure d’une femme égorgeant un poulet
Les bêtes :
A New-Providence, pas de gibier, à part peut-être quelques cochons ou chèvres isolées revenues à l’état sauvage. Très peu de bétail, aucun bœuf. Peut-être quelques cochons ou moutons, des chèvres et des poules. Mais rien qui ne soit élevé à une échelle suffisante pour que toutes les habitantes et habitants de l’île puisse manger de la viande régulièrement. Les cochons ne sont pas tués avant qu’ils n’aient engendré une descendance suffisamment âgée pour procréer elle-même. Idem pour les moutons. Les brebis et les chèvres sont élevées pour leur lait, qui fait de savoureux fromages. Les poules fournissent viande de volaille et œufs. C’est peut-être l’apport de protéines animales le plus important et le plus pérenne.
Élever ces quelques animaux, c’est d’abord les nourrir, les abreuver. Éventuellement les soigner, guérir un abcès, panser une plaie. Traire les brebis et les chèvres, ramasser les œufs des poules… Autant de tâches quotidiennes qui à elles seules, prennent un temps fou. Et plus occasionnellement, il faut avoir le cœur et l’estomac assez accrochés pour donner la vie, ou l’ôter… Aider les femelles à mettre bas, et abattre les bêtes destinées à l’alimentation. On ne peut savoir si les femmes de Nassau avaient accès aux armes à feu au même titre que leurs homologues masculins. On est en droit d’en douter, même s’il n’est pas du tout impossible qu’au moins certaines d’entre elles disposent d’un fusil ou deux. Les bêtes devaient être abattues de deux façons différentes : d’une balle dans la tête ou dans le cœur, ou égorgées. Les poulets étaient sans doute égorgés dans tous les cas. Ces opérations nécessitent donc de savoir manier le fusil, et surtout, les couteaux. Donner un coup de hache suffisamment puissant et précis pour décapiter l’animal requiert de l’expérience. Égorger, étriper les abdomens de toutes les viscères, vider de son sang, dépecer, plumer, détailler en morceaux… Autant d’étapes nécessitant précision, sang-froid, et une certaine force.
Marsali, dans Outlander, débite un porc
A l’époque, on ne jetait rien. Les peaux étaient tannées et utilisaient pour faire du cuir et des vêtements, ce qui demandait beaucoup de temps, et un certain savoir-faire (on y reviendra peut-être dans un prochain article). Les os pouvaient aussi être utilisés dans la création d’objets divers de la vie courante (tabatière, bibelots divers, peignes, dés à coudre, aiguilles…). On garde également le gras de mouton et de porc pour en faire du saindoux et du suif, utilisé notamment pour faire les chandelles (les bougies de cire sont encore l’apanage des riches).
Les cultures et la cueillette :
Les îles des Bahamas, sablonneuses et calcaires, ne sont pas propices à la culture. Pour le pain, on arrive à faire pousser un peu de manioc et d’igname. Leur culture n’est pas difficile, et elle est très répandue dans toutes les colonies esclavagistes. Mais comme on peut se l’imaginer, le travail de piler les tubercules (après qu’ils aient été trempés puis séchés au soleil) pour en faire de la farine représente une tâche harassante et difficile.
Femme pilant du manioc (Jamaïque, 1815)
Courges, giraumons, chayottes, poussent bien aussi. Mais quand on parle de flore des Antilles, il est difficile d’être certain de ce qui était cultivé ou non dans les Bahamas du 18ème siècle. Pourquoi ? Parce que de nombreuses variétés de plantes, que l’imaginaire collectif pense endémiques des Antilles, ont en fait été introduites par les Européens durant les siècles de colonisations. Et elles n’ont pas été introduites partout en même temps ! Savoir à quel moment, même à une décennie près, n’est pas chose aisée. Ainsi, on sera surpris d’apprendre qu’en ce début de 18ème siècle, il n’y a pas de mangue aux Antilles ! Elle n’arrivera au Brésil que courant 18ème, avant d’être introduite à la Barbade en 1750. Le cocotier lui-même, originaire du Cap-Vert, n’est présent que depuis le 16ème siècle, tout comme la goyave, venu d’Amérique Centrale. L’ananas n’est là que depuis 70 ans. Et l’avocat n’arrivera aux Antilles qu’à la fin du 18ème siècle ! Et ne parlons même pas des plantes et fleurs d’ornement…
Peu de culture donc, mais qu’à cela ne tienne, l’île prodigue une grande variétés de fruits sauvages, que les femmes vont cueillir à même l’arbre. Agrumes, ananas, goyave, coco, banane, tamarin, ou encore maracudja (cependant, pour ce fruit, la diversité des variétés et l’imprécision des données de l’époque ne me permettent pas d’affirmer si oui ou non il y en avait aux Bahamas, et si oui, quelle variété était-ce).
Certains de ces fruits se méritent, notamment la noix de coco, qu’il faut aller chercher en grimpant au tronc du cocotier, soit à mains nues, soit avec un tissu que l’on passe autour du tronc pour se hisser. Impossible d’affirmer avec certitude que les femmes de Nassau savaient accomplir cette prouesse. Mais on peut spéculer à ce sujet. De manière générale concernant le quotidien des femmes à cette époque, en cet endroit très précis du monde (on ne saurait émettre les mêmes doutes concernant les sociétés esclavagistes des colonies prospères, dont le quotidien est très bien renseigné par les historien.ne.s), il faut appliquer un précepte de « présomption de capacité ». Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il n’est pas dit qu’elles le faisaient, que ça signifie qu’elles ne le faisaient pas.
Une des très rares images que j’ai pu trouver d’une femme en haut d’un cocotier… Vo Thi Thom, vietnamienne, mère de famille, cueille les noix de coco et les vend pour nourrir sa famille
La cuisine :
Les tavernes telles que celle de Maggie fournissaient des repas réguliers. Il en faut, des petites mains en cuisine, pour préparer à longueur de journées tous ces repas. Le riz importé, le manioc et l’igname agrémentaient les légumes et le poulet. Parfois, quand un cochon ou un mouton était tué, on faisait un beau boucan sur la plage (boucan : sorte de barbecue permettant de sécher la viande), et on faisait mijoter des morceaux frais dans des ragoûts colorés et épicés. Le poisson était sans nul doute consommé régulièrement. Pêché par les hommes en mer, et pourquoi pas par certaines femmes, puis séché ou mangé frais. Quant aux divers mollusques et crustacés, à commencer par le fameux lambi, on peut supposer que les femmes pratiquaient leur pêche quand elles se faisaient à pied, dans les eaux peu profondes du lagon, ou sur les rivages couverts de sable coquillier. La cuisine de Nassau n’est pas forcément représentative de la façon de se nourrir des créoles (Noirs comme blancs) des colonies voisines, qui vivaient selon une ségrégation sociale très codifiée. A Nassau, tout le monde se côtoie : les Britanniques sont majoritaires, mais on trouve également des Françaises, des Hollandaises, des Espagnoles, Portugaises, ou encore de rares Amérindiennes. Mais surtout, des Noires, créoles mais aussi Africaines, issus d’une multitude d’ethnies, Mendès (Sierre Leone), Ashantis et Fantis (Côte de l’Or), Fons (Bénin), Igbos (Biafra), ou encore Vilis (Ouest Afrique), pour ne citer qu’elles. Ces ethnies partagent certainement quelques habitudes alimentaires, mais l’éloignement géographique entre chacune d’elles induit également de probables différences. Ces femmes Noires, qu’elles soient libres ou pas, mêlent leurs coutumes alimentaires à celles des autres femmes. Mais, la diversité sociale ne suffit pas à apporter une diversité culinaire. Pour cela, il faut une diversité d’ingrédients. Et à Nassau, plus qu’ailleurs, c’est le cas. Car à Nassau, transitent un grand nombre de marchandises très onéreuses, vendues illégalement. Des denrées du monde entier, que même les plus riches bourgeois paient cher partout ailleurs. Des poivres de toutes les couleurs, noir, vert et blanc, du gingembre, de la cannelle, des clous de girofle, de la muscade, du piment, du cacao… Un grand nombre d’épices, qui pour beaucoup sont importées d’Asie et cultivées dans le Nouveau-Monde, et qui savent agrémenter avec panache les plats mijotés, et pourquoi pas aussi, les rhums.
« Woman cooking vendace » par Askeli Gallen-Kallela, 1886
Soigner :
Les connaissances de base en terme de botanique se transmettent de générations de femmes. Certaines, les fameuses « guérisseuses », détiennent des savoirs plus poussés encore. La population de Nassau ne fait certainement pas exception. Les jardins des simples sont des petits jardins d’aromatiques cultivés dans le but de soigner. On fait sécher les herbes, on les brûle pour en faire des fumigations, on les pile pour en faire des décoctions, on les broie pour en faire des onguents… De l’entretien du jardin des simples à la préparation des potions, jusqu’à l’administration des soins, c’est toute une série de travaux qui encore une fois, prennent du temps et demandent connaissances et savoir-faire.
Quand on prend conscience de la quantité phénoménale que représente tout ce travail, on se demande comment les femmes de Nassau trouver encore le temps de tenir un commerce (que ça soit un commerce en dur ou celui de leur corps). Et on est d’autant plus surpris quand on se dit qu’en plus de tout ça, elle entretenait aussi le linge, et éduquait les enfants. Dans le prochain article, on continuera de s’interroger sur ce travail invisible que fournissent les femmes de Nassau, en se concentrant que le linge (entretien, lessive) et l’éducation des enfants.
Les guérisseuses Nayawenne et Claire Fraser dans Outlander : deux civilisations, une vocation
Paillotes sur la plage de Boca Chica, République Dominicaine
Neuf mois depuis le dernier article publié sur ce blog. Neuf mois ! Le temps d’une grossesse. Et c’est une forme de gestation que j’ai vécu durant ces neuf mois, une gestation dont le fruit n’est pas un bébé, mais un amas dense de souvenirs, de connaissances, d’expériences, toutes aussi formatrices les unes que les autres.
Embarquer sur un vieux gréement affrété pour la marine marchande et traverser l’Atlantique avec, c’est comme ça que Ruth Wolff a commencé, comme certains d’entre vous le savent. Il était aussi inespéré qu’inattendu de pouvoir vivre la même chose, au 21ème siècle. Et pourtant ! Grâce à une poignée de marins passionnés, dégoûtés par la pollution des cargos à moteur, c’est encore possible de vivre cette expérience, qui à la fois un bond dans le passé, et une projection dans un autre futur possible.
J’ai embarqué sur le Gallant, goélette franche de la Blue Schooner Company, en juillet 2021. Après trois mois de navigation entre l’Angleterre et le Portugal, et un mois et demi d’hivernage à la maison, à Douarnenez, le Gallant est parti pour les Antilles le 17 novembre 2021. Il s’est arrêté trois semaines au Portugal pour un carénage, et nous avons quitté Portimao le 15 décembre. Cinq semaines de mer, sans escale, avant de voir se profiler les lumières de la Barbade. De la Barbade, à la Colombie en passant par la République Dominicaine, nous avons chargé du rhum, du gin, de la panela (sucre de canne non raffiné), du café, du cacao. Ça me paraît aujourd’hui franchement décalé de résumer ces sept mois en quelques phrases. Ces propos sobres et factuels camouflent une réalité qu’il ne faut pas oublier : l’exigence de la navigation sur un grand voilier, les nombreux obstacles rencontrés dans les ports de commerce, peu voire pas adaptés au type de bateau que nous sommes, la frustration face à ces difficultés, l’intensité des chargements et déchargements, les litres de sueur exhalés, l’épaisse couche de corne sur les mains, les aléas techniques, la nécessité de s’adapter et de se débrouiller devant chaque grain de sable qui vient se loger dans les engrenages… Mais il faut aussi rappeler d’autres éléments… Le bonheur de passer la dernière aussière en arrivant au port, le bonheur de larguer la dernière en repartant, les bonnes surprises que sont un gros poisson pêché, un grain pluvieux apportant avec lui la possibilité d’une douche à l’eau douce, les discussions à n’en plus finir des quarts de nuit, les fous rires, les soirées d’escale, la satisfaction et la fierté de charger le dernier fût, le dernier sac, les pulsions d’adrénaline à l’approche du grain, la joie partagée d’avoir étalé avec brio, les paysages magnifiques… En bref, une expérience riche, variée, inoubliable, qu’une simple phrase factuelle ne saurait rendre. C’est pourquoi, je vais tenter par cet article, de vous présenter les aspects de cet embarquement qui m’ont le plus marqué, ceux qui sont inhérents au métier de marin au long cours. Je vais parler seulement des aspects qui me semblent intemporels, et que d’une certaine façon, les personnages de l’univers de Ruth Wolff connaissent aussi au quotidien. Car même si les conditions de vie à bord ont changé (confort de vie, prouesses technologiques), il y a une chose qui n’a pas changé depuis le 18ème siècle, et pas des moindres : la mer elle-même.
Le dinghy du Gallant dans le lagon de Bahia Andrès, République Domincaine
Les relations de bord :
En mer, tout est plus fort. Les amitiés, les joies, les peines, les conflits… Pourquoi ? Sans doute pour plusieurs raisons. Le travail difficile d’entretenir et de manœuvrer un grand voilier dans toutes les mers et toutes les météos, cela induit nécessairement un fort esprit d’équipe qui tend à intensifier les rapports. Mais la navigation au long cours apporte une difficulté supplémentaire et non négligeable à mon sens : l’éloignement de toute civilisation. Les compagnons de bord représentent la seule expérience de l’Altérité que l’on puisse faire, en mer. Il n’existe pas d’autres humains avec qui interagir que ces gens-là. Du coup, quand on a pas l’habitude, ou quand on est très sensible au regard des autres, on peut prendre beaucoup trop à cœur la moindre interaction sociale, qu’elle soit positive ou non. Le navigant qui n’a pas encore l’expérience de ces longues traversées, souvent, accorde une importance accrue à ces relations de bord, car ce sont les seules à laquelle se raccrocher. Une entente cordiale prend vite la forme d’une amitié indéfectible. Un différent prend tout aussi vite la forme d’une éternelle animosité. Dans le tome 1 de Ruth Wolff, c’est ce qui a rapproché si vite Ruth et Galway, et c’est ce qui rend Marty amer et agressif, à la fin de la traversée. La cohésion peut être très forte et à la fois très fragile. La moindre pique peut passer inaperçue un jour, et détruire l’estime de soi le lendemain. Le moindre mot aimable peut de la même manière regonfler à bloc une personne, et n’être même pas entendu à un autre moment. Sur un bateau en haute mer plus qu’ailleurs, on prend conscience du pouvoir dévastateur ou salvateur des mots.
Sachant cela, on comprend mieux le détachement que manifeste certains vieux marins à l’égard de leurs compagnons de bord. Non pas une inimitié, non ! Car ces mêmes marins aguerris peuvent être des camarades loyaux et faciles à vivre. Mais une certaine distance, une pudeur dans les rapports. Une façon de rire et de parler avec chaleur, tout en évitant une trop forte intimité. Ainsi, de Baldwin, le voilier de l’Anglesea, qui ne décroche jamais un mot mais qui observe et écoute, et sait agir au moment opportun pour le bien de tous. Ou encore Peter Hoff, dit « Langue-de-Chat » par rapport aux multiples vies qu’il a eu avant de devenir pirate. C’est avec beaucoup de pudeur qu’il daignera en raconter quelques bribes à Ruth. Le tempérament a priori solitaire et maussade de Charles Vane cache une difficulté à communiquer avec autrui, mais aussi un sens de la justice et une forte loyauté envers ses semblables. Jack Rackham, affable et extraverti de prime abord, est doté d’un sens de l’observation et d’une capacité à faire la part des choses que beaucoup envient. Le capitaine Jennings lui-même, très doué pour maintenir une distance avec son équipage, distance souvent interprétée comme du mépris et de la froideur, a su montrer, dans ses actes, une grande confiance dans le potentiel de Charles Vane, et lui a accordé plus de temps et d’énergie, à sa manière, qu’à beaucoup d’autres matelots.
Certains de ces marins, imaginaires ou non, sont peut-être simplement comme ça, de caractère. Mais il est clair que l’expérience de la mer nécessite ce détachement, par moments. Même, qu’il s’apprend. Le juste milieu n’est sans doute pas facile à trouver, entre le fait de garder une certaine capacité à s’émerveiller d’une rencontre, et celle de rester stoïque face aux échanges intenses que peuvent induire la vie en mer. Mais c’est un équilibre qui se travaille, et qui à mon sens, participe à ce « sens marin » dont on parle souvent.
Le sens marin :
Il est là quand on est peu nombreux sur le pont, qu’il fait nuit et que les grains menacent. Il est là quand on juge de la houle, hachée, croisée, longue ou courte, et qu’on essaie de s’y adapter à la barre. Il est là quand on surveille les courants de marée entre les îles et les cailloux. Il est là quand on discute du meilleur moment pour virer. Il est là quand on abat dans les rafales et quand on lofe dans les molles pour ne pas empanner. Il est là quand on lève les yeux et qu’on cherche ce qui coince. Il est là quand on pare les drisses à filer en avance, quand on guette les bouées de casier et les balises en arrivant au port. Il est là quand on se déroute pour secourir des gens en difficulté. Il est encore là quand on repère un toron rompu dans un cordage, le fourrage qui se défait sur un hauban, une voile mal étarquée. Quand on juge de la tension d’un bout et qu’on demande des mains supplémentaires avant de le détourner. Et il est toujours là quand on distingue le feu d’un navire sur l’horizon, quand on décide de réveiller le capitaine ou de ne pas le réveiller. Il est là quand on surveille du coin de l’œil celui ou celle qui s’est fait mal, même quand il.elle dit qu’il.elle se sent bien. Il est là quand on attend que la.le troisième revienne de la cuisine pour y aller à son tour, afin de ne pas laisser la barreuse ou le barreur seul.e. Il est là quand on décide de se lever et d’enfiler un ciré quand une rafale couche le bateau, quand on accompagne un nouveau dans une tâche nouvelle pour lui, quand on marche sur la pointe des pieds dans le poste, quand on nettoie un bocal cassé dans le frigo, quand on change le rouleau de papier toilette…
Beaucoup disent que c’est un trait de caractère, on l’a ou on ne l’a pas. Je ne prétends pas pouvoir trancher, ni même le vouloir. Ce dont je suis sûre, c’est qu’il se développe avec le temps. En revanche, son essence même, cet état de vigilance permanente, cet équilibre entre l’état d’alerte et la passivité, cette tendance à s’oublier, à tendre l’oreille, à se détourner d’une conversation, pour regarder en l’air ou sur l’horizon, juste comme ça, pour vérifier, c’est sa nature même, la base. Effectivement, peut-être que cet aspect-là ne s’apprend pas, que c’est un trait de caractère. Peut-être. Mais pour être en capacité d’agir sur son environnement afin de continuer à naviguer en sécurité, de la façon la plus optimale qui soit, il faut savoir quoi écouter, quoi regarder. Reconnaître les bruits inhabituels de ceux qui sont normaux, savoir si un grain nous vient dessus ou nous passe derrière, distinguer les multiples visages de la mer, clapoteuse, houleuse, mauvaise, hachée… Et cela, ça s’apprend, qu’on en déplaise. Certains l’apprennent si tôt, parfois enfant, qu’une fois adultes, ils ont tendance à oublier qu’eux aussi, l’ont appris.
Rapidement, Ruth Wolff a démontré qu’elle l’avait, en dépassant sa peur pour sauver de la mort le jeune Marty, ou quand, dans un moment d’urgence, elle pallie à son manque de force physique en gréant un palan de fortune sur une écoute. Elle a la faculté de réagir sous la pression, la curiosité d’observer autour d’elle ce qu’il se passe, l’abnégation nécessaire pour s’oublier au profit du bateau. Mais ça ne l’empêche pas, à ses débuts, de rater un nœud de chaise, ou de vouloir détourner un cordage soumis à une tension extrême. Il y a ce qu’on sait, ce qu’on est, et ce qu’on apprend, dans la douceur ou dans l’adversité. On ne peut pas prétendre ne pas faire d’erreurs en apprenant, dans aucun domaine. La difficulté réside dans le fait que sur un bateau, une erreur peut être fatale. Il faut donc espérer qu’en apprenant, en se trompant, on ne tuera personne et on ne cassera rien de grave !
Pour être tout à fait juste, cette lourde responsabilité n’incombe pas qu’à celui qui apprend, mais aussi (et peut-être surtout) à celui qui enseigne. Ce qui nous emmène à notre dernier point.
La transmission :
Il faut passer un peu de temps sur un même bateau pour pouvoir être en capacité de transmettre des savoirs à d’autres. Bien sûr, même si on a embarqué hier, en même temps qu’une personne tout à fait débutante, on pourra peut-être lui apprendre des bases que l’on retrouve sur tous les bateaux, fondamentaux de nœuds, de matelotage, principes de base de la voile. Mais les voiliers se ressemblent autant qu’ils sont différents. Les principes restent les mêmes, mais la façon de les appliquer changent en fonction du navire, de sa construction, des différents équipages qui sont passés à son bord et ont optimisé (ou pas) son fonctionnement.
Les points de tournage, mais aussi et surtout les manœuvres des voiles elles-mêmes, les hisser, les amener, et surtout les virement de bord, vent devant ou lof pour lof, nécessitent une parfaite connaissance du bateau, de ses particularités, de ses petites manies, de ses points durs, de ses contradictions. Quand on a acquis ces connaissances, pouvoir les transmettre met en jeu de nouvelles compétences, qui, au même titre que le sens marin, ne sont pas distribuées très équitablement par la nature. La pédagogie étant de loin la plus importante. Il y a autant de pédagogies qu’il y a d’instructeur.ices, mais j’ajouterais qu’il y a autant de pédagogies que d’apprenants. Car cela fait partie du travail de s’adapter à celui qu’on en face. Il faudra peut-être passer plus de temps avec celui qui fait un blocage sur certains nœuds, tandis que celle-là a du mal à comprendre ce qu’il se passe concrètement pendant un virement de bord. Celui-ci manque de confiance en lui et a besoin de sentir une présence rassurante derrière lui avant de pouvoir agir seul. Celle-là aussi manque d’assurance, mais c’est justement quand elle sent le poids d’un regard sur elle qu’elle bloque. Faire fi des particularités de chacun.e, de ses lacunes et de ses points forts, c’est dénigrer une partie importante de la responsabilité de l’enseignant dans l’apprentissage du novice. Parce qu’il n’y a aucune raison que ce soit seulement le moins expérimenté en la matière qui fasse preuve d’adaptabilité. Bien sûr, c’est un point de vue, et en aucun cas une vérité absolue. Beaucoup de marins n’ont pas la même approche, qu’ils s’en défendent ou pas.
Jeremiah Burke, qui deviendra le bosco de l’Anglesea, a été extrêmement important dans le cheminement de Ruth en tant que matelot. Sans sa confiance, sa bienveillance, sa patience, sans son aplomb à se dresser devant ses congénères pour la défendre, elle n’aurait peut-être jamais pu exercer ce métier. Car c’est ce que Ruth découvre rapidement : on ne devient pas marin grâce à son seul mérite, surtout quand on est une femme du 18ème siècle. Le mérite se partage, avec ceux qui ont déjà fait leurs preuves, qui prennent la responsabilité des erreurs de leurs novices, et qui s’acharnent à les rendre meilleurs, car ils ont conscience que leurs échecs autant que leurs succès leur sont imputables. Burke a le savoir-faire technique, mais c’est son goût de la transmission qui fait de lui l’excellent bosco qu’il est.
Dans un autre style, Thatch est dans la veine que certains qualifieraient « à la rude ». Il joue de la carotte et souvent du bâton. Ils « dressent » ses matelots comme on dresse des chiens de combat. Il part du principe que le monde est dur, que la mer est dure, et que pour les préparer à cette rudesse, il se doit de les blinder en jouant le rôle du monde cruel qui les attend. Les hommes qu’il a en face de lui sont habitués à se faire traiter comme des chiens depuis leur plus jeune âge, alors cela ne les choque pas. Mieux, ils respectent et cautionnent cette façon de faire. Car, que ce soit grâce ou en dépit de la rude « éducation » de Thatch, force est de constater que la plupart des hommes passés sous ses ordres deviennent de bons marins. Ruth, habituée aux techniques de Burke, ne comprend pas l’intérêt de cette pédagogie. Elle y réagit avec virulence. Et c’est justement cette réaction digne d’un chien enragé qui conforte Thatch dans l’idée que sa « stratégie » fonctionne.
A deux reprises, je remercie celui ou celle qui m’apprend quelque chose. Le jour où il.elle m’apprend, et le jour où je me retrouve dans sa position, à moi-même enseigner ce qu’il.elle m’a appris. Je revois leurs visages, leurs mains s’activant autour d’un objet quelconque, mailloche ou raban, poulie ou aiguille, et j’entends le ton de leurs voix, même quand leur souvenir remonte à un, deux, trois ans. J’essaie de retrouver leurs mots, je les adapte autant que possible à la personne en face de moi. Je répète, je doute et je me reprends, j’attends et je regarde, je laisse faire et je corrige, ou félicite. Et alors, je me sens emplie de gratitude à l’égard de ces hommes et femmes qui m’ont formé. Je sens que je deviens un maillon de la chaîne, qui fait que ce beau métier ne se perd pas. Et c’est bien au fond ce qui m’anime : qu’on n’oublie pas, qu’on perpétue.
Mer agitée près de la côte colombienne
Finalement, ce long embarquement, plus long qu’aucun autre, se résume à ce maître-mot : apprendre et transmettre. Tout ce que j’en retire, même les erreurs, même les doutes, ce sont des leçons. Et surtout, une certitude plus que jamais ancrée, que je pratique un des plus beaux métiers du monde. Une certitude que je brûle de communiquer dans les prochains tomes de l’histoire de Ruth Wolff.
Comme on l’a vu dans l’article sur les abordages, « tous les trésors ne sont pas d’argent et d’or » (pour paraphraser Jack Sparrow). Ce n’est qu’occasionnellement, si on a de la chance, que l’on tombe sur une cargaison d’argent frappé ou de bijoux. La plupart du temps, ce sont des fûts encombrants et de lourdes caisses qui viennent occuper les cales des bateaux. Rhum, sucre, mélasse, indigo, tabac, coton, bois exotique, épices… Et parfois, des denrées utiles mais de peu de valeur marchande, comme des céréales, des produits manufacturés venus d’Europe, des aliments en saumure…
Pour transformer ces produits en pièces sonnantes et trébuchantes qu’on pourra échanger avec les taverniers et les prostituées, il faut donc trouver un moyen de les revendre, au meilleur prix. Alors comment les pirates s’y prenaient-ils ? De quelle façon utilisaient-il leur gouaille naturelle pour négocier et commercer ? Et surtout, avec qui pratiquaient-ils ces échanges ? Qu’est-ce qui pouvait pousser des civils à marchander avec ces délinquants, en dépit des risques encourus ?
Les colons : du rêve américain au paradis fiscal :
Imaginez. Vous faites partie d’une petite famille de roturiers en Angleterre. Votre famille semble coincée à tout jamais dans sa classe sociale, chaque génération travaillant avec acharnement pour subvenir aux besoins de la suivante, sans jamais réussir à s’élever. On vous parle d’une terre où tout est à faire. Où des gens comme vous peuvent être propriétaires d’hectares entiers de terre sauvage qui n’attend que d’être exploitée. Une terre fertile, aux eaux poissonneuses et aux forêts peuplées de gibier. On vous promet des villes nouvelles, aux infrastructures modernes bien que rudimentaires. On vous parle d’une civilisation sur le point de naître, une extension encore toute jeune du bras déjà bien long qu’est le Royaume d’Angleterre. Et on vous dit que des petites gens comme vous peuvent participer concrètement à l’élaboration de ce Nouveau-Monde, et en ramasser les fruits mûrs. Comme vous, de nombreuses familles, poussées par une certaine témérité ou, plus souvent, par une nécessité inévitable, se sont embarquées pour les Amériques pour s’y implanter dans l’espoir d’une vie meilleure.
Cabane de pionniers
Hélas, elles ont vite déchanté. Les hivers rigoureux ont emporté bon nombre de nouveaux colons ; ils se sont laissés surprendre par la difficulté à faire pousser des plantes qu’ils ne connaissaient pas, et de nombreuses famines se sont succédées. En outre, un détail de taille a été quelque peu occulté quand on leur a vanté la vie des Amériques : cette terre est déjà habitée, depuis quelques milliers d’années, par des hommes et des femmes qui ne sont pas tous disposé-e-s à signer les traités de « paix » que les Européens leur proposent, en les invitant à se reculer toujours un peu plus vers l’Ouest. Les « Indiens », comme on les appelait, se défendent parfois violemment contre les attaques incessantes de l’homme blanc, et de nombreuses familles de colons périront du fait de cette contre-offensive.
Au début du 18ème siècle, les côtes de l’Amérique du Nord sont occupées par les Européens depuis plusieurs générations. Malgré les difficultés, des familles de colons ont survécu, voire même prospéré. Il y a dans ces terres la même hiérarchie sociale que l’on retrouve en Angleterre : de la haute bourgeoisie aux plus miséreux, en passant par les roturiers et les notables. Mais il existe dans le Nouveau-Monde un pourcentage de dissidents politiques bien plus élevé que sur les terres de la veille Albion, et pour cause, la justice britannique avait pour habitude d’exiler ces fauteurs de trouble en Amérique, espérant ainsi se débarrasser de leur influence néfaste en les éloignant. Quakers, nivellers, jacobites, se retrouvent donc à 3000 milles de l’autorité royale, sur une terre où la corruption et la contrebande deviennent peu à peu des engrais fertiles pour faire germer le libéralisme…
Gravure de la « Boston Tea Party » (1773), où les Bostoniens, furieux de l’augmentation de la taxe sur les timbres, décident de balancer les arrivages de thé par-dessus bord, en signe de protestation
Car que l’on soit bourgeois, jacobite, quaker, paysan ou commerçant, tout le monde veut accroître son capital. Si on en a déjà, c’est le désir d’accumulation, de pouvoir, d’ascension sociale, qui nous motive. Si on a rien, et bien… La faim est souvent une raison suffisante. Rappelez-vous. Vous êtes une famille de colons, implantée en Amérique depuis quelques générations. Admettons que vous ne faites pas partie de ces gens déjà bien lotis, qui ont capitalisé sur la vente de Noirs et d’Indiens, et qui ont réussi à devenir plus riches encore qu’ils ne l’étaient en arrivant. Vos ancêtres, en venant ici, rêvaient d’être au moins un peu plus riches, un peu plus prospères qu’en partant d’Angleterre. Vous êtes né-e quelques générations plus tard, et votre constat est amer : vous n’êtes pas plus riche, parfois même moins riche encore. Votre famille vit les pieds dans la merde toute la journée, tous les jours de l’année, pour cultiver sa pitance. Le rêve américain, pour vous, est une chimère des Pères Pèlerins, à laquelle on ne vous prendra plus. Et comme si tout cela ne suffisait pas, le moindre produit que vous achetez est taxé, parfois cher, par cette chère Albion qui en avait tant promis à vos ancêtres. La population américaine produit le sucre, le café, le bois des bateaux, le poisson séché, les peaux, qui enrichissent les caisses du Royaume Uni, et pour la remercier, ce même Royaume lui vend ses produits manufacturés et de première nécessité une fortune.
Un sentiment d’injustice naît dans toutes les classes de la société américaine. Un sentiment qui vient se renforcer par la prise de conscience de l’éloignement géographique et politique de ce Royaume. Comme les capitaines de marine marchande aux pratiques peu scrupuleuses, les colons se mettent à flirter avec ce doux sentiment d’impunité, qui leur permet de justifier des pratiques commerciales de moins en moins légales, au nom de leur liberté de s’enrichir personnellement.
Ainsi, quand débarquent sur leurs côtes les nombreux pirates et contrebandiers aux cales remplies de marchandises volées, de nombreux colons ne se font pas prier. Beaucoup de gens dans les colonies étaient impliqués dans les affaires des pirates, du gouverneur au cordier. Les gens ne voient pas les pirates comme tels, jusqu’à ce qu’ils les voient pendus au bout d’une corde. Du notable au plus petit paysan, tout le monde y trouve son compte. Les plus prospères s’enrichissent grassement en achetant cette came détaxée et en la revendant au plus offrant. Les moins riches qui veulent avoir l’air riche se mettent à consommer des produits que jamais ils n’auraient osé pouvoir se payer s’ils avaient dû y ajouter les taxes. Et les encore moins riches trouvent dans les cales des pirates les biens de première nécessité à des prix plus raisonnables, qui vont leur permettre de peut-être, arrêter de s’inquiéter pour leur survie.
La piraterie devient une source de fonds financiers énormes, indépendants de la Mère Patrie. Ce genre d’échanges est si courant qu’il en devient banalisé dans de nombreuses sphères de la société. Les colons vivent dans un monde où le commerce illégal est de mise.
Stephen Bonnet, à propos des pirates, dans la série Outlander : « Les gouverneurs les appellent pirates, mais les marchands de Wilmington les voient autrement… »
Mais il n’y a pas que les intérêts pécuniaires personnels qui motivent la population américaine à commercer avec les pirates. Le soutien de la piraterie cache souvent des raisons politiques. Le partage du pouvoir, fluctuant dans les gouvernements des colonies, passe par la maîtrise du commerce (illégal ou pas). En outre, acheter aux pirates plutôt qu’au Royaume britannique est une façon de lutter contre les lois du marché oppressives de l’Angleterre. D’une certaine façon, l’Amérique s’est développée en étant une nation pirate, en faisant commerce avec les pirates des mers, mais aussi en s’enrichissant et en gagnant des territoires de façon libérale, en faisant toujours tout pour s’émanciper de la Couronne. Le soutien à la piraterie par les colons du début du 18ème siècle est en quelque sorte l’un des premiers facteurs de scission entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Une scission qui mènera, soixante plus tard, à l’Indépendance américaine…
Les pirates : une mafia bien organisée
Les ressemblances que l’on peut faire entre l’organisation de la piraterie de cette époque et la mafia des temps modernes sont nombreuses.
Tout comme dans les milieux de la pègre moderne, il n’y a pas une seule famille de pirates régnant sur leur petit commerce, mais plusieurs bandes, chacune rayonnant de sa propre influence, dans une hiérarchie verticale, mettant à sa tête la « famille », l’équipage, le plus puissant et le plus prolifique. Comme dans la mafia, chaque équipage cherche à accroître ses gains. Fort heureusement, contrairement à la pègre moderne, ils savent qu’ils ont besoin les uns des autres, pour leurs échanges commerciaux. En effet, on est jamais à l’abri d’avoir besoin des armes de Untel, qui a besoin de notre caisse à pharmacie. C’est cette conscience d’être liés par la nécessité, couplée à un sentiment de solidarité propre aux gens de mer, qui les empêchent de s’entretuer pour le pouvoir et l’argent (même si cela n’empêche pas certaines brebis galeuses de se délester de ce genre de scrupules… Les traîtres et les scélérats sont partout, et la piraterie n’en est certainement pas exempte).
Un repas chez les Corleone, dans le film « Le parrain »
Un autre point commun entre les pirates et la mafia, c’est les alliances extérieures avec les gens de la haute. Comme on l’a vu précédemment, les colons sont souvent ravis de commercer avec les pirates. Les plus notables d’entre eux, parfois. De grands propriétaires, des riches marchands, des membres du Conseil, voire même des gouverneurs, se sont alliés en secret avec les pirates pour asseoir leur pouvoir et s’enrichir sur le dos de l’Angleterre, qu’ils représentaient. Les pirates sont invités à manger chez ces partenaires commerciaux. Ils leur font des cadeaux, en plus de la cargaison promise, pour flatter leur ego. Et parfois même, ils vont jusqu’à sceller ces alliances par des mariages.
Ainsi, à Harbour Island (l’île habitée la plus proche de New-Providence), vivent une ribambelle de marchands peu scrupuleux qui font affaires avec les pirates. A leur tête, Richard Thompson. Le second du capitaine Hornigold, John Cockram, épouse la fille de Thompson peu de temps après leur arrivée. Il quitte l’équipage de Hornigold, et monte un équipage avec ses deux frères. Cette alliance permettra à Hornigold un traitement de faveur auprès des marchands de Harbour Island, et des tarifs concurrentiels…
Barbe-Noire, quand il apprendra la promesse de pardon royal accordée à tous les pirates qui se rendront, décidera de stopper ses accords commerciaux avec la Jamaïque et Harbour Island, ces zones devenant moins accueillantes pour les pirates. Il s’alliera au gouverneur de Caroline du Nord Charles Eden, afin de bénéficier de sa protection et de son réseau commercial. On raconte qu’il ira jusqu’à épouser la fille du shériff du coin.
Ces pratiques ne sont pas sans rappeler les unions arrangées que les gangsters modernes pratiquent pour sceller leurs alliances avec d’autres familles.
Le mariage de Connie, fille de Don Vito Corleone, dans le film « Le parrain »
On remarque donc qu’en plus d’être des marins accomplis et des stratèges sur l’eau, les pirates ont su acquérir des compétences commerciales qui leur ont permis de profiter de leurs biens. Grâce à une solide capacité d’adaptation et à leurs talents de persuasion, les plus futés d’entre eux sont devenus des négociants, capables d’anticiper les événements et les changements de conjoncture. Mais hélas, comme dans la mafia, leur place dans le marché mondial est une niche, que les gouvernements du monde entier cherchent à déloger. Les pirates ne produisent rien par eux-mêmes, se contentant de profiter d’un système déjà existant pour le détourner en leur faveur. Tels des parasites, ils vampirisent l’économie mondiale, mais ne peuvent espérer faire de ce système un mode d’enrichissement pérenne dans le temps. La répression des gouvernements, timide d’abord, puis franchement offensive, auront raison de leur commerce.
Cependant, comme les mafias, la piraterie, si elle ne peut devenir un mode économique stable et durable, ne disparaîtra jamais vraiment. Car tant qu’il y aura des grandes puissances s’enrichissant sur le dos de populations asservies, il existera ce sentiment d’injustice poussant certains à enfreindre la loi pour profiter de ce système qui profitent d’eux.
Dans les précédents articles sur les femmes de Nassau, nous avons comment on pouvait être femme et être autonome financièrement, grâce à la prostitution notamment. Nous avons également vu que cette autonomie ne préserve en rien des violences, en particulier sexuelles, que subissent les femmes. Dans cet article, nous verrons quelles sont les conséquences de ces violences.
La contraception :
En ce début du 18ème, la sexualité n’est tolérée aux yeux de l’Église que dans un but procréatif. La grossesse est vue comme un mal nécessaire par lequel il faut passer. La maternité étant à cette époque envisagée comme la seule raison d’être de la nature féminine, en enfantant pour la première fois, la femme passe une sorte de rite d’initiation à la vie de femme. Cependant, le contrôle des naissances existait bel et bien. Il est plus fréquent chez les prostituées, pour des raisons qu’on devine aisément. Mais aussi chez les classes populaires, qui ne peuvent nourrir qu’un certain nombre de nourrissons à la fois. La grossesse est une source d’angoisse et de peur. La mortalité maternelle et infantile reste très élevée (1 à 3%). Avec une fécondité moyenne de quatre à cinq enfants par femme, ce sont 4 à 15 % des mères qui risquent de mourir des suites de leur accouchement.
Ainsi, il est compréhensible que certaines femmes cherchent à limiter autant que faire se peut leurs grossesses. Pour se faire, on pense notamment au coït interrompu, largement pratiqué. Mais dans les milieux de la prostitution, on commence à parler dès 1700 d’un étrange « petit linge », précurseur du préservatif. A l’origine, il est avant tout une défense contre la syphilis. Il est fabriqué avec des boyaux de mouton ou des vessies de poisson.
Brianna, dans la série Outlander, vient de donner naissance à son enfant aidée par les femmes de la maison.
Les grossesses :
Les tests de grossesse n’existaient pas. Mais qu’à cela ne tienne, les femmes savaient assez rapidement si elles étaient enceintes ou non (surtout si elles n’en étaient pas à leur première grossesse). Bien plus qu’aujourd’hui, les aînées apprenaient aux plus jeunes à être à l’écoute des signaux de leur corps, à ses changements. Ainsi, des malaises, maux de cœur ou de ventre, fréquentes envie d’uriner, pouvaient suffire à leur mettre la puce à l’oreille.
La première peur d’une femme enceinte, si elle a désiré son bébé, est de faire une fausse couche. On dit alors qu’on craint une « fausse grossesse ». L’autre crainte qui vient rapidement estomper le bonheur d’être « grosse », c’est l’état du bébé quand il sortira. A cette époque, on a aucun moyen de connaître le sexe de l’enfant, ou de savoir s’il aura une anomalie génétique, une malformation, ou une maladie… On ne peut pas non plus savoir si des jumeaux, voire plus, naîtront. Les jumeaux sont redoutés, car en ces temps où les disettes sont courantes et les maladies souvent fatales, ils représentent deux fois plus de bouches à nourrir, et deux fois plus de « chances » d’être endeuillée par la mort de l’un d’eux.
Mais si les femmes redoutent autant l’état général de leur nouveau-né, c’est surtout parce qu’encore une fois, cette responsabilité pèse entièrement sur leurs épaules. En effet, à l’époque, on pense que tous les comportements et pensées de la mère auront une influence directe sur le nouveau-né. Un enfant né avec une malformation est souvent vu comme un châtiment divin à une faute personnelle. Une tâche de vin sur le nouveau-né peut être provoquée par un désir non-satisfait de boisson chez la mère, etc… Les femmes désirant garder leur bébé vont donc attacher beaucoup d’importance à leur état émotionnel et à leurs activités pendant la grossesse. Bien sûr, la communauté (masculine comme féminine) va se faire un plaisir de faire peser sur elle injonctions contradictoires et croyances désuètes, en s’arrogeant le droit de juger et de condamner sa conduite, comme si son corps était avant tout un bien public et non sa propriété. Et c’est d’ailleurs bien comme cela que la femme était vue à l’époque : un utérus en location. On mettait particulièrement les femmes en garde contre le risque d’enroulement du cordon autour du cou de l’enfant. Pour éviter cela, les femmes doivent éviter de faire des mouvements circulaires (comme d’enrouler du fil sur une pelote), ou de croiser les jambes… Les bains, déjà peu populaires en temps normal, sont proscrits pour les femmes enceintes, car on les accuse de provoquer l’accouchement.
N’oublions pas que la maternité est vue à l’époque comme la sanction divine faite aux femmes, en réponse au péché originel. Parce que cette vilaine Eve, complice du Diable, a osé tenté le pauvre et innocent Adam avec la pomme de la Connaissance, Dieu a décidé de punir toutes ses filles en les faisant enfanter dans la douleur. On voit là à quel point la destinée des femmes est alors sombre : une femme n’est une femme que lorsqu’elle est mère. Mais en devenant mère, elle s’expose aux plus grandes douleurs. Ainsi, la maternité est vue comme un état de pénitence. Les douleurs et les risques encourus donnent un sens à l’existence de la femme, et lui permettent de racheter ses péchés.
En plus de ces angoisses et de ces questionnements intérieurs, la femme enceinte doit endurer un quotidien très incommodant. Douleurs diverses, troubles digestifs, maux de tête, vertiges, nausées, jambes gonflées, léthargie, sont les symptômes les plus évidents. Comme à notre époque, vous diriez-vous. Mais il ne faut pas oublier qu’au début du 18ème siècle, la médication n’est pas aussi perfectionnée que de nos jours. Certes, le pouvoir des plantes est connu et reconnu, mais comme un certain nombre d’entre elles peuvent provoquer l’accouchement (et on le savait, on en parlera plus loin), on peut supposer qu’elles n’étaient utilisées qu’avec beaucoup de parcimonie durant la grossesse. D’autant que, si la grossesse est une pénitence, un châtiment divin à endurer pour expier ses fautes, aller à l’encontre de ces désagréments pouvaient, dans des familles particulièrement dévotes, être vues comme une entrave à la volonté de Dieu… En outre, dans les classes populaires, les femmes n’étaient pas invitées au repos comme dans les sphères plus favorisées de la société. On pensait même que bouger était bénéfiques pour elles, quand c’était à proscrire pour les riches… Sans doute valait-il mieux qu’elles le croient, en tout cas, afin de ne pas trop paralyser l’activité économique auxquelles elles s’adonnaient.
Les avortements :
Dans le film Dirty Dancing, l’avortement (pratiqué illégalement) de Penny se passe mal. Elle fait une infection.
Si la grossesse n’est pas désirée (comme c’est souvent le cas pour les prostituées de Nassau), un mot est chuchoté dans les conciliabules de femmes, un mot interdit et fortement réprimé par l’Église : avortement. Cela dit, les procès de femmes qui ont avorté ne sont pas aussi nombreux que pourrait le laisser penser la pratique qui en était faite, et pour une raison simple : il est difficile de prouver que l’accouchement prématuré d’une femme ait été provoqué volontairement. Cependant, même si la femme évite le procès, le doute subsistera dans sa communauté (si sa grossesse était connue), et la sanction sociale sera tout de même présente.
Les pratiques abortives sont connues des sage-femmes comme des médecins. La plus violente et la plus dangereuse est l’avortement « mécanique » : on introduit un objet (aiguille, seringue) dans le col de l’utérus, pour percer la proche amniotique et provoquer l’accouchement. C’est un acte chirurgical très technique, qui n’est pas à la portée de la première doula venue. Et, même s’il est effectué dans les règles de l’art, le risque d’infection et de septicémie est très grand. Rappelons qu’à l’époque, on ne se lavait pas les mains, on ne stérilisait pas les instruments… Les récits de femmes sur cette pratique sont édifiants. La douleur encourue est telle qu’elles se pensent sur le point de mourir. Une femme a demandé à voir un prêtre pour l’extrême-onction, alors que le médecin pratiquait son intervention, persuadée qu’elle allait expirer d’un instant à l’autre. On imagine mal ce que cette sensation peut provoquer, surtout si on est un homme, et qu’on a jamais subi d’interventions gynécologiques… Quand on sait que la plupart des femmes font un malaise vagal quand on leur pose un stérilet, ou quand on entend les récits de celles pour qui la péridurale n’a pas marché, on ne peut que compatir à ce qu’ont du ressentir ces femmes quand l’aiguille est venue s’enfoncer dans la partie la plus intime, la plus profonde de leur corps, pour venir percer la poche… Et aux hommes qui seraient tentés de penser que les femmes ne savent pas endurer la douleur et exagèrent, nous ne pouvons que leur souhaiter de découvrir une facette de cette douleur, s’ils doivent un jour se voir enfoncer une aiguille dans l’urètre, sans anesthésie…
Parmi les autres techniques abortives, on retrouve les plantes. La rue, la sabine (très toxique), l’armoise, la sauge, l’absinthe, le pignon d’Inde (originaire d’Amérique centrale), la quinine… Sont autant de substances connues des femmes et sages-femmes. On a peu d’indications sur leur posologie et leur mode d’administration. Étant donné que ces pratiques étaient faites en toute illégalité, il n’existe pas vraiment de protocoles écrits… Et si les médecins approuvés par l’Église connaissaient ces techniques, ils s’en gardaient bien de les détailler dans leurs ouvrages, de peur de donner des idées aux femmes… Ce qu’on sait, c’est qu’elles étaient souvent infusées dans du vinaigre, ce qui réduisait leur efficacité par rapport à une infusion ou une décoction. Parfois, elles étaient utilisées en huiles (extraites par distillation). Après avoir ingéré ces plantes, on pratiquait une saignée.
En cas d’échecs de ces potions, les femmes se tournaient vers des techniques plus brutales : porter de lourdes charges, courir pendant longtemps, tomber de haut, se suspendre par les bras, se donner des coups dans le ventre, voyager en carriole… N’importe quoi qui pouvait secouer leur utérus et provoquer l’accouchement.
La mortalité infantile :
En Europe au 18ème siècle, un enfant sur quatre meurt avant 1 an et un sur deux seulement arrive à l’âge adulte. Le risque de mort infantile survient d’abord dès la naissance, à cause des multiples complications éventuelles de l’accouchement (bébé se présentant par le siège, cordon enroulé autour du cou, prématuré, etc…). Ensuite, les 7 premiers jours de vie sont capitaux. Un enfant sur deux meurt durant cette semaine. La faute sans doute à une difficulté à faire reprendre du poids à l’enfant (difficulté toujours présente de nos jours, mais mieux gérée). Puis, ce sont les maladies infantiles qui font des ravages… En été, les gastro-entérites provoquent des pertes de poids qui ne sont pas toujours enrayées. En hiver, c’est le tour des pneumonies, bronchites, pleurésies, méningite tuberculeuse… Sans parler de la variole, rougeole, diphtérie, dysenterie. Le sevrage, qui à cette époque survient entre le 10ème et le 18ème mois, est une nouvelle source de risque. De nombreux bébés ne survivent pas à ce changement d’alimentation, surtout si les conditions environnementales ne jouent pas en sa faveur (été trop chaud, disette, etc…). En outre, l’environnement de l’enfant joue également… Un enfant non-désiré, ou issu d’une union illégitime, peut être moins suivi, et donc plus fragile.
Et parfois, l’improbable survient. Une femme qui n’a pas voulu son enfant, et pour qui toutes les techniques abortives ont échoué, met au monde un beau bébé en bonne santé… Certaines femmes n’acceptaient pas de se résigner, surtout si la présence de cet enfant menaçait leur propre survie. D’autres femmes pouvaient subir un sévère trouble de dépression post-partum (ce n’est pas parce qu’il n’avait pas été identifié et défini médicalement qu’il n’existait pas). C’est ainsi que certaines deviennent infanticides. Les femmes infanticides étaient généralement des jeunes filles, célibataires, domestiques et, parfois, des victimes de viols ou d’inceste.
Il faut cependant rappeler que bon nombre d’infanticides jugés n’en étaient pas forcément. En fait, il suffisait qu’une femme ayant accouché soit incapable de présenter son nouveau-né, ou qu’on retrouve son cadavre, pour qu’elle risque d’être pendue sur la place publique. Quand on sait à quel point la mort peut frapper un nouveau-né de façon naturelle, on ne peut que deviner avec amertume le nombre de mères endeuillées qui ont dû en plus faire face à une accusation d’infanticide. Cependant, même s’il est jugé très durement, l’infanticide est, à l’instar de l’avortement, difficile à prouver.
Comme on peut le voir, la maternité au 18ème siècle, et particulièrement pour les classes populaires et les prostituées, n’était pas toujours une aventure faite de lumière et de bonheur. Les injonctions permanentes qui pesaient sur le corps des femmes s’ajoutaient aux risques physiques pour leur santé, et même leur vie. Pour pallier à ces risques, les femmes ne restent pas passives. Les aînées, les sages-femmes et les doulas, mettent tout en œuvre pour que la femme désireuse d’enfanter (ou d’avorter, pour les plus progressistes) puisse le faire en toute sécurité. Bien entendu, cette bonne volonté et les connaissances médicales de l’époque n’étaient pas suffisantes pour éviter tous les risques. Les femmes le savaient bien. Et pourtant, si elles étaient suffisamment libérées du conditionnement de leur éducation, elles prenaient ces risques en toute connaissance de cause, au nom de leur liberté de choisir et de disposer de leur corps. Quand on voit cette détermination, cette bravoure face aux dangers, à la mort, à la douleur, cette insubordination face à l’Église toute-puissante, cette capacité à agir en collectif, dans la plus belle des sororités, un mot nous vient à l’esprit : héroïsme. L’Histoire, dans les écrits comme les tableaux, nous a dépeint des héros virils de cape et d’épée, se battant au grand jour contre des valeurs impies et sur des champs de bataille ouverts, pendant que leurs femmes assujetties restaient dans l’ombre du foyer, passives et soumises, se caressant distraitement leur ventre rond… Il serait temps de mettre en lumière cet héroïsme d’un autre genre (sans mauvais jeu de mots), qui a lieu dans l’intimité des maisons et des corps, ce courage qui se cache et qui survit, malgré l’invisibilité et le manque de reconnaissance de notre Histoire.
Le moment est venu pour les pirates de passer à bord de leur prise. C’est là que la différence entre réalité et fiction est la plus marquante. Au lieu de passerelles branlantes jetées entre les deux bateaux, de cordages utilisés comme lianes, de combats chaotiques et bruyants, on va assister à une scène d’un calme et d’une banalité affligeante. Et oui, le navire marchand s’est rendu, alors à quoi bon engager un combat au corps-à-corps ? Le navire pirate met un canot à l’eau. A son bord, une ou deux dizaines d’hommes, dont le quartier-maître, et parfois le capitaine. Les premiers matelots pirates à passer à bord de la prise bénéficieront des meilleurs vêtements, des meilleurs mets trouvés à bord. C’est pourquoi tout le monde veut faire partie du convoi. Dans les équipages consciencieux, le quartier-maître tient des listes dans son carnet, où il note qui a bénéficié de ce privilège auparavant, de façon à ce que tous aient leur chance. Comme pour beaucoup d’autres choses, les novices et les nouvelles recrues sont désavantagés d’office. Une fois à bord de la prise, les matelots maîtrisent l’équipage. Ils brandissent pistolets et fusils, redoublent d’intimidation, et parquent l’équipage dans un coin du pont. Pendant ce temps, le quartier-maître et/ou le capitaine va calmement interroger le capitaine de la prise. D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? Combien d’hommes à bord ? De quoi est faite la cargaison ?
La cargaison :
Le quartier-maître descend dans les cales avec l’intendant en charge de la cargaison. Il va l’inspecter consciencieusement et noter tout ce qu’il trouve. Encore une fois, un cliché a la vie dure : celui de la cargaison faite exclusivement de trésors de pièces d’or. Aux Antilles, au début du 18ème siècle, les produits les plus exportés sont les produits issus de l’exploitation sucrière. Rhum, sucre, mélasse. On trouve aussi en grande quantité de l’indigo (plante servant de colorant), du tabac, des épices, du bois exotique et du coton. Et, dans une moindre mesure, on peut également trouver des produits manufacturés, si le bateau revient d’Amérique du Nord ou d’Europe. Par exemple, des tissus, vêtements, métaux divers et variés. Ou encore du matériel de construction, des peaux, des produits issus du bois (térébenthine, grumes…). Mais également de la nourriture, poisson et viande séchée, farine, céréales, huile, etc… Finalement, les trésors de pièces et d’argent sont rares. On les trouve parfois à bord de bateaux à destination de l’Europe. Ces sommes servent à payer les marchands et investisseurs, ou le gouvernement. Parfois, les pirates tombent sur une cargaison humaine… Tous les équipages n’avaient pas la même façon d’accueillir les esclaves. Certains, sans scrupules et en accord avec l’idéologie de l’époque, les embarquent et les revendent dès que possible. Mais il ne faut pas oublier que les pirates sont souvent en sureffectifs sur leurs navires, et que des bouches à nourrir en plus ne sont pas toujours les bienvenues, malgré leur valeur marchande. D’autant qu’ils ne disposent pas toujours de réseau pour revendre ces hommes et ces femmes. D’autres s’accommodent très bien de ces prisonniers… En les prenant dans leur équipage, en tant que membre à part entière. Peut-être que leurs valeurs égalitaires et humanistes inclent aussi ces être humains venus d’ailleurs. Peut-être pensent-ils que ces hommes peuvent être d’aussi bons matelots que n’importe quel autre, et qu’à ce titre il est dans leur devoir de leur proposer de s’enrôler. Peut-être pensent-ils que les avoir avec eux est bon pour leurs affaires… En effet, quand on sait à quel point les capitaines de négriers (et les Blancs en général) craignent par-dessus une révolte des Noirs, on peut vite deviner l’effet que peuvent faire sur eux la vue d’une horde d’Africains et d’Afro-américains, armés jusqu’aux dents et hurlant menaces et insultes dans leur direction… On ne peut pas présumer des raisons qui ont poussé Bellamy ou Thatch à enrôler des anciens esclaves… On peut seulement les imaginer. Mais les pirates ne s’intéressent pas seulement à ce qu’il y a dans les cales… Ils vont aussi inspecter la cambuse (où est stockée la nourriture). Eau douce, biscuits de mer, viande, huile, pain et tout ce qui peut égayer le quotidien les intéresse. Les vêtements, si rapidement hors d’usage, sont également très recherchés. Tous les bateaux ont en permanence besoin d’être entretenus et réparés. Ils vont donc piocher allégrement dans les magasins de la prise, garder voiles, cordages, poulies, n’importe quoi qui pourraient leur être utiles. Ils peuvent même aller jusqu’à le dépouiller de certaines vergues et mâts, si besoin est. En outre, on recherche activement les cartes marines, très vite obsolètes en ce temps-là. On s’approprie également les instruments de navigation.
Jack Rackham, à droite, quartier-maître de Charles Vane, dans la série Black Sails.
L’interrogatoire :
Pendant que le quartier-maître inspecte la marchandise, dans le quartier des officiers, le capitaine pirate examine le journal de bord et les registres du commandant de la prise, et s’entretient avec lui. Puis, quartier-maître et capitaine comparent leurs découvertes. S’il y a le moindre doute quant à l’honnêteté du commandant, s’il est suspecté de dissimuler une partie de sa cargaison, il sera dument interrogé, jusqu’à avouer. En général, il n’y a pas besoin de recourir à la force. Mais il arrive que la terreur et l’intimidation ne suffise pas. C’est ainsi que le capitaine Jennings (réputé violent) a battu un capitaine français pour lui faire dire où était caché le coffre de pièces d’or qu’il transportait. On sait aussi que le capitaine Thatch (Barbe-Noire) et ses hommes ont fortement violenté un capitaine britannique, soupçonné de cacher une partie de sa cargaison à terre. Il aurait même été fouetté. Mais il faut noter que ce capitaine venait de Boston, et Thatch avait une dent contre la ville de Boston, ce qui a peut-être influencé son geste. En outre, c’est le seul témoignage étayé dont on dispose, qui atteste que Thatch ait utilisé la violence physique envers un prisonnier. Malgré ces considérations, il faut se rappeler que la grande majorité du temps, tout se passe bien. Le capitaine de la prise, sans doute terrorisé, coopère avec les pirates pour avoir une chance de repartir en vie et avec son bateau. Pendant que le capitaine de la prise s’entretient avec le capitaine pirate, les matelots prisonniers sont interrogés. On leur demande si une partie de la cargaison est cachée sur le bateau (souvent, les coffres d’or et d’argent étaient dissimulés dans une partie du vaigrage). Là encore, si les matelots avouent quelque chose que le capitaine a dissimulé, ce dernier se trouve alors en mauvaise posture vis-à-vis des pirates… Dans certains équipages, notamment celui de Bellamy, on demande aux matelots comment ils sont traités. S’ils sont payés à temps, s’ils sont bien nourris, si on les a battu, et si oui, pourquoi. Tout ce qui peut incriminer le capitaine et ses officiers est retenu contre eux, et cela peut leur porter préjudice par la suite, quand on décidera ce qu’on va faire du navire capturé…
Le capitaine Flint, Billy Bones, et le quartier-maître Hal Gates, dans la série Black Sails
L’enrôlement :
Parfois, selon les équipages et selon les besoins du bord, on propose aux matelots de s’enrôler. Bellamy est connu pour faire cette proposition à chaque équipage capturé. Cependant, certains matelot ont trop à perdre pour se risquer à la piraterie. Ils savent que s’enrôler revient à vivre avec la corde autour du cou. Ils savent qu’ils ne pourront plus remettre les pieds dans un port civilisé, et qu’ils iront là où la majorité décide d’aller. Ainsi, on peut imaginer que tous ceux qui ont des attaches y réfléchissent à deux fois. Mais, à cette époque plus encore qu’aujourd’hui, les marins sont souvent sans attaches… Ou du moins, se sont-ils faits à l’idée que leurs attaches sont perdues. Les embarquements en marine marchande sont parfois bien plus longs que prévu. Les matelots sont jeunes, entre 15 et 25 ans pour la plupart, et s’ils naviguent depuis leur plus jeune âge, peu de chances qu’ils aient une femme et encore moins des enfants. Ajoutons à cela le fait qu’ils sont extrêmement mal payés : entre 11 et 33 livres anglaises par an, selon l’expérience du matelot (le capitaine est payé 65 livres par an). En France, sur un embarquement à bord d’un négrier, le matelot moyen est payé 20 livres françaises par mois, quand le capitaine est payé 100 livres par mois. L’inégalité et les injustices font partie du quotidien. La discipline est laissée à l’appréciation de chaque capitaine, ce qui laisse la place à de nombreux abus, les tyrans et les tortionnaires agissant en toute impunité. Ainsi, les matelots de marine marchande ont plus d’une bonne raison de se joindre aux pirates. Surtout quand on leur propose une part du butin (alors que le capitaine n’en a « que » deux), qu’on leur promet boissons et vivres sans rationnement, ainsi qu’un pouvoir de décision prenant la forme d’une voie, dans chaque vote que l’équipage propose. Cependant, on aurait tort de penser que le fonctionnement des pirates est exempt d’abus et d’injustices… Souvent, les pirates recherchent des compétences bien particulières, qui viennent souvent à leur manquer. En premier lieu, les charpentiers (poste d’une grande importance sur un navire où tout est en bois). Ensuite, les chirurgiens de bord, et leur caisse à pharmacie. Thatch était connu pour accorder une grande importance à la question de la santé de ses marins. On recherche aussi souvent des calfats, des voiliers, des cuisiniers… Et quand ces hommes refusent de s’embarquer volontairement, les pirates les embarquent parfois de force… « Pour le bien de la Compagnie », arguent-ils… On laisse à l’appréciation de chacun de juger de la valeur la plus importante : le libre-arbitre d’un seul individu, ou le bien d’une communauté… Bellamy, tout « Robins des Mers » qu’il prétendait être, a pratiqué l’enrôlement de force. Tout comme Thatch, ou Hornigold (qui a ainsi recruté un médecin pour faire soigner un de ses hommes gravement malade).
Une fois ce recrutement effectué, on décide si oui ou non le navire capturé sera gardé ou pas. C’est là que les témoignages à propos de la conduite du capitaine prisonnier sont capitaux : s’il a caché quelque chose aux pirates, s’il est accusé par ses hommes de maltraitance, les pirates auront tendance à voter pour ne pas lui laisser son navire. Et si le navire en question ne revêt aucun intérêt pour eux, ils le brûleront. Voilà d’où vient cette idée que les pirates brûlaient les bateaux capturés. Il est vrai que cela pouvait arriver. Certains équipages pratiquaient cela plus souvent que d’autre. Mais la plupart du temps, les choses se passaient plus pacifiquement… Et oui, même si cela manque de panache et de spectaculaire, c’est la triste et ennuyeuse vérité : le bateau capturé était souvent laissé à son capitaine et à ses hommes. S’il était de bon poil, et si ses hommes étaient d’accord, Thatch laissait même de la nourriture et de l’eau douce aux prisonniers pour qu’ils puissent rallier une terre civilisée en toute sécurité. Et, si le capitaine capturé était de bonne composition et respecté par ses hommes, mais que les pirates convoitent son bateau, ils décident alors souvent de lui laisser leur bateau le moins performant, pour qu’il puisse repartir avec. Dans les cas où le bateau était brûlé, ou gardé par les pirates sans qu’ils soient prêts à abandonner un autre de leur navire, on garde l’équipage prisonnier pendant un certain temps, jusqu’à tomber sur une autre prise qu’on laissera repartir avec eux.
John Silver, personnage fictif de Stevenson, ici dans la série Black Sails. Il se fait recruter grâce à son bagout, et ses talents de cuistot
La décision a été prise. La prise est gardée par les pirates, ou pas. Selon les circonstances, on va se mettre au mouillage quelque part, et on transborde tranquillement la marchandise. La plupart du temps, les prisonniers ne sont pas attachés, mais seulement surveillés de près. Cette étape peut durer quelques heures, comme quelques jours. Parfois, quand les pirates ont décidé de garder le navire capturé, ils gardent l’équipage prisonnier sur leur bateau pendant des semaines. Les hommes de Thatch ont fait ça un grand nombre de fois. Ces séjours prolongés auprès des pirates sont des sources de témoignages édifiants. C’est ainsi que l’on connaît mieux les agissements et les comportements des pirates, dans leur quotidien comme dans leur stratégie d’attaque. Et, n’en déplaise aux fans de scènes épiques et rocambolesques, ce n’est pas tous les jours qu’un pirate hurlait « A l’abordage ! ».
Beau temps, belle mer. L’énorme trois-mâts au château arrière richement décoré arbore un pavillon noir déchiré en haut de son grand-mât. Ses voiles usées prennent le vent arrière, et son pont grouille de dizaines de silhouettes hétéroclites. L’homme dans le nid de pie là-haut, hurle « voiles en vue, droit devant ! » Le pirate se met en chasse. Droit dans son étrave, un navire marchand essaie de les fuir. Il paraît ridiculement petit face à eux. A bord du pirate, on prépare les canons. Quand le marchand est à portée de tir, on lui lâche salve sur salve, sans regarder où tombent les boulets. Bientôt, le marchand est criblé de trous, de la coque aux voiles. Et comme si cela ne suffisait pas, l’énorme trois-mâts pirate va se ranger quasiment à flanc du marchand. De là, des hommes vont passer à l’abordage, sautant du pirate au marchand en se cramponnant à un cordage tel Tarzan sur sa liane. Ils ont des couteaux entre les dents et des yeux de fous. Sur le pont du marchand, les marins sont nombreux, et prêts à en découdre. Ils accueillent les pirates de leurs balles de fusil et de leurs grands sabres. Le combat au corps-à-corps est d’une violence inouïe. Le sang macule le pont. Mais l’issue est claire : rapidement, les pirates déciment les rangs des marchands. Ils hurlent leur victoire par de vifs hourras, et transbordent la marchandise de leur prise (faite d’or et d’argent en pièces sonnantes et trébuchantes) sur leur navire. Puis, ils laissent les survivants dans un canot, et mettent le feu à leur prise, avant de s’en retourner vers les mystères de l’horizon bleu…
Ça vous dit quelque chose ? C’est normal. C’est un abordage typique en bonne et due forme, comme on le voit… au cinéma. Absolument rien ne va dans cette scène. Nous allons démanteler un à un cette suite de clichés, qui, bien que savoureux et spectaculaires, n’en sont pas moins des clichés…
La poursuite :
L’Acheron et la Surprise, dans Master and Commander.
Tout d’abord, on l’a vu dans le premier article de ce blog (quels navires utilisaient les pirates), il faut se débarrasser définitivement du mythe du gros bateau avec de lourdes décorations sur son château arrière. Les pirates naviguent sur des navires légers (quitte à se débarrasser des ornements eux-mêmes), au tirant d’eau faible. Ensuite, le pavillon. Non, ils ne se baladent pas en mer avec le pavillon noir fièrement hissé à leur pomme de mât. Pourquoi prendre le risque d’être démasqués et pris en chasse par un navire de guerre passant par là ? Non, les pirates, sur ça comme sur beaucoup d’autres points, usent de la ruse. Ils s’arrangent pour disposer d’un jeu de pavillons de toutes les nationalités présentes dans les eaux qu’ils parcourent, et hissent celui qui les arrangent le plus sur le moment. Un pavillon espagnol pour ranger la côte de Cuba, un hollandais pour tirer des bords au large de Venezuela, etc… Et quand ils tombent sur une potentielle prise, ils se dépêchent d’identifier son pavillon, pour hisser le même. Ainsi, ils peuvent se rapprocher d’elle en se faisant passer pour un compatriote cherchant à avoir des nouvelles de la terre. Ils font tout pour cacher leurs intentions le plus longtemps possible, par exemple en repeignant leurs sabords, en déguisant le navire en bateau de pêche, avec des funes et un faux filet largué à l’arrière. Ou encore, quand ils se savent à portée de vue de leur prise, ils s’arrangent pour qu’une vingtaine d’hommes seulement soient visibles sur le pont, les autres étant parés à intervenir dans l’entrepont, ou cachés et accroupis contre le pavois. Ainsi, leur proie ne réalise pas à quel point ils sont nombreux.
Les voiles usées, voire en lambeaux, même si ça fait très « pirate », ne sont pas particulièrement représentatives de la réalité. Les pirates sont les régateux d’hier, ils cherchent à faire de la vitesse, pour rattraper leur prise. Alors, bien sûr, tous n’ont peut-être pas les mêmes stratégies, ni la même rigueur. Certains étaient peut-être plus désinvoltes, et moins disciplinés sur l’entretien de leur navire. C’est une règle qu’il ne faut jamais oublier quand on parle de pirates : il n’y a pas une façon de faire pour tous les pirates, mais autant de façons de faire qu’il y a d’équipages pirates. Cependant, on peut imaginer que pour obtenir ce qu’ils veulent, la plupart des pirates, s’ils ne sont pas trop bêtes, ont à cœur d’entretenir leurs voiles afin qu’elles portent le mieux possible.
Le vent arrière, à présent. Allure préférée des producteurs d’audiovisuels, car la plus intuitive esthétiquement parlant, et la plus élégante pour certains. Comme c’est une allure portante (voire l’article sur les bases de la navigation à la voile), elle est confortable et permet d’avoir moins de dérive qu’au près. En outre, il est plus facile de manipuler les canons quand le navire ne gîte pas trop. Donc, dans la mesure du possible, les pirates cherchent toujours à avoir l’avantage du vent par rapport à leur prise, en cherchant les allures portantes. Mais attention, ce n’est en aucun cas une règle immuable. Les conditions de mer, le cap du navire poursuivi, le gréement du navire (si c’est un gréement aurique, il s’en sortira bien mieux au près qu’un phare carré), tout cela entre en compte.
Ce qui nous amène à un autre point. On l’a vu dans l’article sur les navires préférés des pirates, ils ne naviguent que rarement seuls, sur un unique bateau. L’avantage des flottilles n’est plus à prouver. Ainsi, lorsqu’ils se mettent en chasse d’un navire, ils établissent une stratégie qui prend en compte le vent, l’état de la mer, et qui tire le meilleur parti des navires de leur flotte. Ainsi, si la flotte compte un phare carré, un cotre et une goélette (tous deux au gréement aurique) et qu’il leur faut remonter au vent pour rattraper leur proie : la goélette risque d’arriver en premier, car plus lourde que le cotre donc dérivant moins. Le cotre arrivera peu de temps après. Les capitaines des deux navires peuvent s’entendre pour prendre leur proie en étau et lui balancer quelques boulets. Le phare carré arrivera bien plus tard, mais pourra anticiper ses mouvements et lui couper la route si jamais la prise cherche à s’enfuir en prenant le portant.
L’Hermione
Un navire est donc aperçu par la vigie. Pas forcément par la vigie, d’ailleurs ! Il peut être tout aussi bien aperçu par un homme qui travaille dans la mâture, ou même par un matelot sur le pont. Toujours est-il que le premier à voir une voile se verra accorder le privilège de récupérer les meilleurs armes qui seront trouvées à bord de la prise.
Le choix de la prise n’est pas anodin non plus. Les pirates ne se mettent pas en chasse de n’importe quelle voile sans l’avoir clairement identifiée, et sans avoir dument réfléchi à une stratégie. Comme un loup se jette d’abord sur la brebis blessée, ils savent reconnaître un navire tellement chargé qu’il en sera plus lent. Ils repèrent, à un défaut de l’assiette du navire, une voie d’eau le rendant peu manœuvrant. Et, face à une prise qui paraît trop grosse pour eux, ils peuvent choisir de la pourchasser de loin pendant des jours, jusqu’à semer le doute et l’angoisse dans l’esprit du capitaine poursuivi. Ils pourront même s’arranger avec le vent, pour l’acculer contre une côte où ils peuvent naviguer en toute sécurité, alors que leur prise risquera de talonner le fond. Et parfois, après vote de l’équipage, ils choisiront tout simplement de passer leur chemin… Avaries sur leur propre navire, mauvaise mer, vent défavorable, artillerie trop lourde pour eux… Parfois, il faut savoir rester humble.
Voilà pour ce qui est de la tactique d’approche. Pour la suite, il faut commencer par mentionner une règle primordiale chez les pirates, quel qu’ils soient : tout sera toujours mis en œuvre pour que la prise se rende, au prix du moins d’efforts possible. Pourquoi ? Parce que les pirates, nonobstant les stéréotypes véhiculés par le cinéma et certaines littératures, ne sont pas des tueurs. Ce sont avant tout des voleurs, qui peuvent se faire tueurs s’ils n’ont pas le choix. Les pirates ne veulent pas détruire les navires. Ils veulent voler ce qu’ils transportent. Et comment pourraient-ils mettre la main sur le contenu des cales, s’ils s’amusaient à canonner à feu nourri leurs prises, en prenant le risque de les couler ? D’autant que parfois, ils voudront s’approprier ladite prise pour l’ajouter à leur flotte… En ce cas, ils ne chercheront qu’à la désemparer, en tirant dans le gréement par exemple.
Ils ne vont donc pas canonner au hasard. Ils vont même tout faire pour éviter de tirer un seul coup de canon. C’est une sorte de défi permanent pour eux : c’est à celui qui fera se rendre ses proies, avec le moins de coups de canon possible. Comment faire ? Après avoir usé de ruse pour dissimuler ses intentions, on usera d’intimidation une fois celles-ci dévoilées. Le pavillon noir est hissé, la prise est acculée. Le but des pirates : qu’elle ait suffisamment peur pour se rendre le plus rapidement possible. Pour cela, ils n’hésitent pas à se maquiller en se frottant le visage avec du charbon ou du goudron. Des musiciens jouent des marches guerrières. Ils brandissent leurs armes en hurlant et en vociférant. Le capitaine Thatch, dit Barbe-Noire, était connu pour apparaître sur le pont avec des mèches d’étoupe incandescentes dans sa barbe et ses cheveux, lui donnant ainsi un air de diable sorti des enfers. Une telle vision devait dissuader le capitaine de la potentielle prise à toute rebuffade. Et en général, cela suffisait.
Barbe-Noire, dans la série-documentaire Netflix « The lost pirate kingdom »
Il faut savoir une chose sur les navires de marine marchande à l’époque. Ils sont pourvus d’une artillerie, souvent légère, pour parer aux éventuelles attaques de pirates. Mais les effectifs des équipages sont souvent réduits, entre dix et vingt marins (à l’exception des négriers, qui pouvaient être jusqu’à 70 à bord… Mais la moitié environ meurt pendant le voyage, d’où cette mesure de précaution de prendre plus d’hommes au départ). Les hommes sont occupés du matin au soir, à entretenir le gréement, à peindre, huiler, graisser, gratter… Bref, toutes ces tâches qui constituent le travail du matelot. Il ne reste pas beaucoup de temps pour s’entraîner au tir au canon. Ainsi, quand un navire pirate est identifié, ils ne font pas les fiers : ils n’en ont pas les moyens. En sous-nombre, sous-armés et sous-entraînés, ils ne peuvent prétendre faire quoi que ce soit face à ces adversaires. Le capitaine de marine marchande est face à un dilemme épineux : la pression des armateurs pèse sur lui. Il sait que s’il rentre au port sans sa cargaison et qu’il ne peut amener la preuve qu’il a tout fait pour la garder, on retiendra sur ses gages un pourcentage pouvant le mener jusqu’à la banqueroute. D’un autre côté, il sait que tenir tête aux pirates est dangereux pour sa sécurité : ses hommes vont tout faire pour éviter le combat au corps-à-corps et le bain de sang que l’on voit dans les films… Sachant la défaite inéluctable, et leur mort certaine s’ils se dressent contre leurs poursuivants, ils pourraient être tentés de se mutiner pour se ranger du côté des pirates. Tous connaissent bien ces histoires de matelots revanchards et maltraités qui se sont enrôlés volontairement sous le pavillon noir pour fuir la marine marchande, voire pour avoir une occasion de casser du capitaine de droit divin… Face à ce dilemme, le capitaine de marine marchande a une très fine marche de manœuvre : garder sa toile et essayer de fuir, jusqu’à essuyer un coup de canon ou deux, qui lui donneront le prétexte d’enfin amener les couleurs…
C’est ainsi que, dans l’écrasante majorité des cas, le navire marchand se rend au premier coup de canon qui tombe dans l’eau… Pour ce faire, il va venir face au vent et masquer un hunier pour casser son erre.
Dans le prochain article, nous continuerons de disséquer le mythe de l’abordage, en racontant ce qu’il se passait concrètement, au moment où un équipage pirate passait à bord d’une prise…