Dans les précédents articles sur les femmes de Nassau, nous avons comment on pouvait être femme et être autonome financièrement, grâce à la prostitution notamment. Nous avons également vu que cette autonomie ne préserve en rien des violences, en particulier sexuelles, que subissent les femmes.
Dans cet article, nous verrons quelles sont les conséquences de ces violences.
La contraception :
En ce début du 18ème, la sexualité n’est tolérée aux yeux de l’Église que dans un but procréatif. La grossesse est vue comme un mal nécessaire par lequel il faut passer. La maternité étant à cette époque envisagée comme la seule raison d’être de la nature féminine, en enfantant pour la première fois, la femme passe une sorte de rite d’initiation à la vie de femme.
Cependant, le contrôle des naissances existait bel et bien. Il est plus fréquent chez les prostituées, pour des raisons qu’on devine aisément. Mais aussi chez les classes populaires, qui ne peuvent nourrir qu’un certain nombre de nourrissons à la fois.
La grossesse est une source d’angoisse et de peur. La mortalité maternelle et infantile reste très élevée (1 à 3%). Avec une fécondité moyenne de quatre à cinq enfants par femme, ce sont 4 à 15 % des mères qui risquent de mourir des suites de leur accouchement.
Ainsi, il est compréhensible que certaines femmes cherchent à limiter autant que faire se peut leurs grossesses. Pour se faire, on pense notamment au coït interrompu, largement pratiqué. Mais dans les milieux de la prostitution, on commence à parler dès 1700 d’un étrange « petit linge », précurseur du préservatif. A l’origine, il est avant tout une défense contre la syphilis. Il est fabriqué avec des boyaux de mouton ou des vessies de poisson.

Les grossesses :
Les tests de grossesse n’existaient pas. Mais qu’à cela ne tienne, les femmes savaient assez rapidement si elles étaient enceintes ou non (surtout si elles n’en étaient pas à leur première grossesse). Bien plus qu’aujourd’hui, les aînées apprenaient aux plus jeunes à être à l’écoute des signaux de leur corps, à ses changements. Ainsi, des malaises, maux de cœur ou de ventre, fréquentes envie d’uriner, pouvaient suffire à leur mettre la puce à l’oreille.
La première peur d’une femme enceinte, si elle a désiré son bébé, est de faire une fausse couche. On dit alors qu’on craint une « fausse grossesse ».
L’autre crainte qui vient rapidement estomper le bonheur d’être « grosse », c’est l’état du bébé quand il sortira. A cette époque, on a aucun moyen de connaître le sexe de l’enfant, ou de savoir s’il aura une anomalie génétique, une malformation, ou une maladie… On ne peut pas non plus savoir si des jumeaux, voire plus, naîtront. Les jumeaux sont redoutés, car en ces temps où les disettes sont courantes et les maladies souvent fatales, ils représentent deux fois plus de bouches à nourrir, et deux fois plus de « chances » d’être endeuillée par la mort de l’un d’eux.
Mais si les femmes redoutent autant l’état général de leur nouveau-né, c’est surtout parce qu’encore une fois, cette responsabilité pèse entièrement sur leurs épaules. En effet, à l’époque, on pense que tous les comportements et pensées de la mère auront une influence directe sur le nouveau-né. Un enfant né avec une malformation est souvent vu comme un châtiment divin à une faute personnelle. Une tâche de vin sur le nouveau-né peut être provoquée par un désir non-satisfait de boisson chez la mère, etc…
Les femmes désirant garder leur bébé vont donc attacher beaucoup d’importance à leur état émotionnel et à leurs activités pendant la grossesse. Bien sûr, la communauté (masculine comme féminine) va se faire un plaisir de faire peser sur elle injonctions contradictoires et croyances désuètes, en s’arrogeant le droit de juger et de condamner sa conduite, comme si son corps était avant tout un bien public et non sa propriété. Et c’est d’ailleurs bien comme cela que la femme était vue à l’époque : un utérus en location.
On mettait particulièrement les femmes en garde contre le risque d’enroulement du cordon autour du cou de l’enfant. Pour éviter cela, les femmes doivent éviter de faire des mouvements circulaires (comme d’enrouler du fil sur une pelote), ou de croiser les jambes… Les bains, déjà peu populaires en temps normal, sont proscrits pour les femmes enceintes, car on les accuse de provoquer l’accouchement.
N’oublions pas que la maternité est vue à l’époque comme la sanction divine faite aux femmes, en réponse au péché originel. Parce que cette vilaine Eve, complice du Diable, a osé tenté le pauvre et innocent Adam avec la pomme de la Connaissance, Dieu a décidé de punir toutes ses filles en les faisant enfanter dans la douleur. On voit là à quel point la destinée des femmes est alors sombre : une femme n’est une femme que lorsqu’elle est mère. Mais en devenant mère, elle s’expose aux plus grandes douleurs.
Ainsi, la maternité est vue comme un état de pénitence. Les douleurs et les risques encourus donnent un sens à l’existence de la femme, et lui permettent de racheter ses péchés.
En plus de ces angoisses et de ces questionnements intérieurs, la femme enceinte doit endurer un quotidien très incommodant. Douleurs diverses, troubles digestifs, maux de tête, vertiges, nausées, jambes gonflées, léthargie, sont les symptômes les plus évidents. Comme à notre époque, vous diriez-vous. Mais il ne faut pas oublier qu’au début du 18ème siècle, la médication n’est pas aussi perfectionnée que de nos jours. Certes, le pouvoir des plantes est connu et reconnu, mais comme un certain nombre d’entre elles peuvent provoquer l’accouchement (et on le savait, on en parlera plus loin), on peut supposer qu’elles n’étaient utilisées qu’avec beaucoup de parcimonie durant la grossesse.
D’autant que, si la grossesse est une pénitence, un châtiment divin à endurer pour expier ses fautes, aller à l’encontre de ces désagréments pouvaient, dans des familles particulièrement dévotes, être vues comme une entrave à la volonté de Dieu…
En outre, dans les classes populaires, les femmes n’étaient pas invitées au repos comme dans les sphères plus favorisées de la société. On pensait même que bouger était bénéfiques pour elles, quand c’était à proscrire pour les riches… Sans doute valait-il mieux qu’elles le croient, en tout cas, afin de ne pas trop paralyser l’activité économique auxquelles elles s’adonnaient.
Les avortements :

Si la grossesse n’est pas désirée (comme c’est souvent le cas pour les prostituées de Nassau), un mot est chuchoté dans les conciliabules de femmes, un mot interdit et fortement réprimé par l’Église : avortement.
Cela dit, les procès de femmes qui ont avorté ne sont pas aussi nombreux que pourrait le laisser penser la pratique qui en était faite, et pour une raison simple : il est difficile de prouver que l’accouchement prématuré d’une femme ait été provoqué volontairement. Cependant, même si la femme évite le procès, le doute subsistera dans sa communauté (si sa grossesse était connue), et la sanction sociale sera tout de même présente.
Les pratiques abortives sont connues des sage-femmes comme des médecins. La plus violente et la plus dangereuse est l’avortement « mécanique » : on introduit un objet (aiguille, seringue) dans le col de l’utérus, pour percer la proche amniotique et provoquer l’accouchement. C’est un acte chirurgical très technique, qui n’est pas à la portée de la première doula venue. Et, même s’il est effectué dans les règles de l’art, le risque d’infection et de septicémie est très grand. Rappelons qu’à l’époque, on ne se lavait pas les mains, on ne stérilisait pas les instruments…
Les récits de femmes sur cette pratique sont édifiants. La douleur encourue est telle qu’elles se pensent sur le point de mourir. Une femme a demandé à voir un prêtre pour l’extrême-onction, alors que le médecin pratiquait son intervention, persuadée qu’elle allait expirer d’un instant à l’autre.
On imagine mal ce que cette sensation peut provoquer, surtout si on est un homme, et qu’on a jamais subi d’interventions gynécologiques… Quand on sait que la plupart des femmes font un malaise vagal quand on leur pose un stérilet, ou quand on entend les récits de celles pour qui la péridurale n’a pas marché, on ne peut que compatir à ce qu’ont du ressentir ces femmes quand l’aiguille est venue s’enfoncer dans la partie la plus intime, la plus profonde de leur corps, pour venir percer la poche…
Et aux hommes qui seraient tentés de penser que les femmes ne savent pas endurer la douleur et exagèrent, nous ne pouvons que leur souhaiter de découvrir une facette de cette douleur, s’ils doivent un jour se voir enfoncer une aiguille dans l’urètre, sans anesthésie…

Parmi les autres techniques abortives, on retrouve les plantes. La rue, la sabine (très toxique), l’armoise, la sauge, l’absinthe, le pignon d’Inde (originaire d’Amérique centrale), la quinine… Sont autant de substances connues des femmes et sages-femmes. On a peu d’indications sur leur posologie et leur mode d’administration. Étant donné que ces pratiques étaient faites en toute illégalité, il n’existe pas vraiment de protocoles écrits… Et si les médecins approuvés par l’Église connaissaient ces techniques, ils s’en gardaient bien de les détailler dans leurs ouvrages, de peur de donner des idées aux femmes…
Ce qu’on sait, c’est qu’elles étaient souvent infusées dans du vinaigre, ce qui réduisait leur efficacité par rapport à une infusion ou une décoction. Parfois, elles étaient utilisées en huiles (extraites par distillation).
Après avoir ingéré ces plantes, on pratiquait une saignée.
En cas d’échecs de ces potions, les femmes se tournaient vers des techniques plus brutales : porter de lourdes charges, courir pendant longtemps, tomber de haut, se suspendre par les bras, se donner des coups dans le ventre, voyager en carriole… N’importe quoi qui pouvait secouer leur utérus et provoquer l’accouchement.




La mortalité infantile :
En Europe au 18ème siècle, un enfant sur quatre meurt avant 1 an et un sur deux seulement arrive à l’âge adulte. Le risque de mort infantile survient d’abord dès la naissance, à cause des multiples complications éventuelles de l’accouchement (bébé se présentant par le siège, cordon enroulé autour du cou, prématuré, etc…).
Ensuite, les 7 premiers jours de vie sont capitaux. Un enfant sur deux meurt durant cette semaine. La faute sans doute à une difficulté à faire reprendre du poids à l’enfant (difficulté toujours présente de nos jours, mais mieux gérée).
Puis, ce sont les maladies infantiles qui font des ravages… En été, les gastro-entérites provoquent des pertes de poids qui ne sont pas toujours enrayées. En hiver, c’est le tour des pneumonies, bronchites, pleurésies, méningite tuberculeuse… Sans parler de la variole, rougeole, diphtérie, dysenterie.
Le sevrage, qui à cette époque survient entre le 10ème et le 18ème mois, est une nouvelle source de risque. De nombreux bébés ne survivent pas à ce changement d’alimentation, surtout si les conditions environnementales ne jouent pas en sa faveur (été trop chaud, disette, etc…).
En outre, l’environnement de l’enfant joue également… Un enfant non-désiré, ou issu d’une union illégitime, peut être moins suivi, et donc plus fragile.
Et parfois, l’improbable survient. Une femme qui n’a pas voulu son enfant, et pour qui toutes les techniques abortives ont échoué, met au monde un beau bébé en bonne santé… Certaines femmes n’acceptaient pas de se résigner, surtout si la présence de cet enfant menaçait leur propre survie. D’autres femmes pouvaient subir un sévère trouble de dépression post-partum (ce n’est pas parce qu’il n’avait pas été identifié et défini médicalement qu’il n’existait pas).
C’est ainsi que certaines deviennent infanticides. Les femmes infanticides étaient généralement des jeunes filles, célibataires, domestiques et, parfois, des victimes de viols ou d’inceste.
Il faut cependant rappeler que bon nombre d’infanticides jugés n’en étaient pas forcément. En fait, il suffisait qu’une femme ayant accouché soit incapable de présenter son nouveau-né, ou qu’on retrouve son cadavre, pour qu’elle risque d’être pendue sur la place publique. Quand on sait à quel point la mort peut frapper un nouveau-né de façon naturelle, on ne peut que deviner avec amertume le nombre de mères endeuillées qui ont dû en plus faire face à une accusation d’infanticide.
Cependant, même s’il est jugé très durement, l’infanticide est, à l’instar de l’avortement, difficile à prouver.

Comme on peut le voir, la maternité au 18ème siècle, et particulièrement pour les classes populaires et les prostituées, n’était pas toujours une aventure faite de lumière et de bonheur.
Les injonctions permanentes qui pesaient sur le corps des femmes s’ajoutaient aux risques physiques pour leur santé, et même leur vie. Pour pallier à ces risques, les femmes ne restent pas passives. Les aînées, les sages-femmes et les doulas, mettent tout en œuvre pour que la femme désireuse d’enfanter (ou d’avorter, pour les plus progressistes) puisse le faire en toute sécurité. Bien entendu, cette bonne volonté et les connaissances médicales de l’époque n’étaient pas suffisantes pour éviter tous les risques. Les femmes le savaient bien. Et pourtant, si elles étaient suffisamment libérées du conditionnement de leur éducation, elles prenaient ces risques en toute connaissance de cause, au nom de leur liberté de choisir et de disposer de leur corps.
Quand on voit cette détermination, cette bravoure face aux dangers, à la mort, à la douleur, cette insubordination face à l’Église toute-puissante, cette capacité à agir en collectif, dans la plus belle des sororités, un mot nous vient à l’esprit : héroïsme.
L’Histoire, dans les écrits comme les tableaux, nous a dépeint des héros virils de cape et d’épée, se battant au grand jour contre des valeurs impies et sur des champs de bataille ouverts, pendant que leurs femmes assujetties restaient dans l’ombre du foyer, passives et soumises, se caressant distraitement leur ventre rond…
Il serait temps de mettre en lumière cet héroïsme d’un autre genre (sans mauvais jeu de mots), qui a lieu dans l’intimité des maisons et des corps, ce courage qui se cache et qui survit, malgré l’invisibilité et le manque de reconnaissance de notre Histoire.