« A l’abordage ! » ou pas… Part. 2

Le moment est venu pour les pirates de passer à bord de leur prise. C’est là que la différence entre réalité et fiction est la plus marquante. Au lieu de passerelles branlantes jetées entre les deux bateaux, de cordages utilisés comme lianes, de combats chaotiques et bruyants, on va assister à une scène d’un calme et d’une banalité affligeante. Et oui, le navire marchand s’est rendu, alors à quoi bon engager un combat au corps-à-corps ?
Le navire pirate met un canot à l’eau. A son bord, une ou deux dizaines d’hommes, dont le quartier-maître, et parfois le capitaine.
Les premiers matelots pirates à passer à bord de la prise bénéficieront des meilleurs vêtements, des meilleurs mets trouvés à bord. C’est pourquoi tout le monde veut faire partie du convoi. Dans les équipages consciencieux, le quartier-maître tient des listes dans son carnet, où il note qui a bénéficié de ce privilège auparavant, de façon à ce que tous aient leur chance. Comme pour beaucoup d’autres choses, les novices et les nouvelles recrues sont désavantagés d’office.
Une fois à bord de la prise, les matelots maîtrisent l’équipage. Ils brandissent pistolets et fusils, redoublent d’intimidation, et parquent l’équipage dans un coin du pont.
Pendant ce temps, le quartier-maître et/ou le capitaine va calmement interroger le capitaine de la prise. D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? Combien d’hommes à bord ? De quoi est faite la cargaison ?

La cargaison :

Le quartier-maître descend dans les cales avec l’intendant en charge de la cargaison. Il va l’inspecter consciencieusement et noter tout ce qu’il trouve. Encore une fois, un cliché a la vie dure : celui de la cargaison faite exclusivement de trésors de pièces d’or. Aux Antilles, au début du 18ème siècle, les produits les plus exportés sont les produits issus de l’exploitation sucrière. Rhum, sucre, mélasse. On trouve aussi en grande quantité de l’indigo (plante servant de colorant), du tabac, des épices, du bois exotique et du coton. Et, dans une moindre mesure, on peut également trouver des produits manufacturés, si le bateau revient d’Amérique du Nord ou d’Europe. Par exemple, des tissus, vêtements, métaux divers et variés. Ou encore du matériel de construction, des peaux, des produits issus du bois (térébenthine, grumes…). Mais également de la nourriture, poisson et viande séchée, farine, céréales, huile, etc… Finalement, les trésors de pièces et d’argent sont rares. On les trouve parfois à bord de bateaux à destination de l’Europe. Ces sommes servent à payer les marchands et investisseurs, ou le gouvernement.
Parfois, les pirates tombent sur une cargaison humaine… Tous les équipages n’avaient pas la même façon d’accueillir les esclaves. Certains, sans scrupules et en accord avec l’idéologie de l’époque, les embarquent et les revendent dès que possible. Mais il ne faut pas oublier que les pirates sont souvent en sureffectifs sur leurs navires, et que des bouches à nourrir en plus ne sont pas toujours les bienvenues, malgré leur valeur marchande. D’autant qu’ils ne disposent pas toujours de réseau pour revendre ces hommes et ces femmes.
D’autres s’accommodent très bien de ces prisonniers… En les prenant dans leur équipage, en tant que membre à part entière. Peut-être que leurs valeurs égalitaires et humanistes inclent aussi ces être humains venus d’ailleurs. Peut-être pensent-ils que ces hommes peuvent être d’aussi bons matelots que n’importe quel autre, et qu’à ce titre il est dans leur devoir de leur proposer de s’enrôler. Peut-être pensent-ils que les avoir avec eux est bon pour leurs affaires… En effet, quand on sait à quel point les capitaines de négriers (et les Blancs en général) craignent par-dessus une révolte des Noirs, on peut vite deviner l’effet que peuvent faire sur eux la vue d’une horde d’Africains et d’Afro-américains, armés jusqu’aux dents et hurlant menaces et insultes dans leur direction… On ne peut pas présumer des raisons qui ont poussé Bellamy ou Thatch à enrôler des anciens esclaves… On peut seulement les imaginer.
Mais les pirates ne s’intéressent pas seulement à ce qu’il y a dans les cales… Ils vont aussi inspecter la cambuse (où est stockée la nourriture). Eau douce, biscuits de mer, viande, huile, pain et tout ce qui peut égayer le quotidien les intéresse. Les vêtements, si rapidement hors d’usage, sont également très recherchés. Tous les bateaux ont en permanence besoin d’être entretenus et réparés. Ils vont donc piocher allégrement dans les magasins de la prise, garder voiles, cordages, poulies, n’importe quoi qui pourraient leur être utiles. Ils peuvent même aller jusqu’à le dépouiller de certaines vergues et mâts, si besoin est. En outre, on recherche activement les cartes marines, très vite obsolètes en ce temps-là. On s’approprie également les instruments de navigation.

Jack Rackham, à droite, quartier-maître de Charles Vane, dans la série Black Sails.

L’interrogatoire :

Pendant que le quartier-maître inspecte la marchandise, dans le quartier des officiers, le capitaine pirate examine le journal de bord et les registres du commandant de la prise, et s’entretient avec lui.
Puis, quartier-maître et capitaine comparent leurs découvertes. S’il y a le moindre doute quant à l’honnêteté du commandant, s’il est suspecté de dissimuler une partie de sa cargaison, il sera dument interrogé, jusqu’à avouer. En général, il n’y a pas besoin de recourir à la force. Mais il arrive que la terreur et l’intimidation ne suffise pas. C’est ainsi que le capitaine Jennings (réputé violent) a battu un capitaine français pour lui faire dire où était caché le coffre de pièces d’or qu’il transportait. On sait aussi que le capitaine Thatch (Barbe-Noire) et ses hommes ont fortement violenté un capitaine britannique, soupçonné de cacher une partie de sa cargaison à terre. Il aurait même été fouetté. Mais il faut noter que ce capitaine venait de Boston, et Thatch avait une dent contre la ville de Boston, ce qui a peut-être influencé son geste. En outre, c’est le seul témoignage étayé dont on dispose, qui atteste que Thatch ait utilisé la violence physique envers un prisonnier.
Malgré ces considérations, il faut se rappeler que la grande majorité du temps, tout se passe bien. Le capitaine de la prise, sans doute terrorisé, coopère avec les pirates pour avoir une chance de repartir en vie et avec son bateau.
Pendant que le capitaine de la prise s’entretient avec le capitaine pirate, les matelots prisonniers sont interrogés. On leur demande si une partie de la cargaison est cachée sur le bateau (souvent, les coffres d’or et d’argent étaient dissimulés dans une partie du vaigrage). Là encore, si les matelots avouent quelque chose que le capitaine a dissimulé, ce dernier se trouve alors en mauvaise posture vis-à-vis des pirates…
Dans certains équipages, notamment celui de Bellamy, on demande aux matelots comment ils sont traités. S’ils sont payés à temps, s’ils sont bien nourris, si on les a battu, et si oui, pourquoi. Tout ce qui peut incriminer le capitaine et ses officiers est retenu contre eux, et cela peut leur porter préjudice par la suite, quand on décidera ce qu’on va faire du navire capturé…

Le capitaine Flint, Billy Bones, et le quartier-maître Hal Gates, dans la série Black Sails

L’enrôlement :

Parfois, selon les équipages et selon les besoins du bord, on propose aux matelots de s’enrôler. Bellamy est connu pour faire cette proposition à chaque équipage capturé. Cependant, certains matelot ont trop à perdre pour se risquer à la piraterie. Ils savent que s’enrôler revient à vivre avec la corde autour du cou. Ils savent qu’ils ne pourront plus remettre les pieds dans un port civilisé, et qu’ils iront là où la majorité décide d’aller. Ainsi, on peut imaginer que tous ceux qui ont des attaches y réfléchissent à deux fois.
Mais, à cette époque plus encore qu’aujourd’hui, les marins sont souvent sans attaches… Ou du moins, se sont-ils faits à l’idée que leurs attaches sont perdues. Les embarquements en marine marchande sont parfois bien plus longs que prévu. Les matelots sont jeunes, entre 15 et 25 ans pour la plupart, et s’ils naviguent depuis leur plus jeune âge, peu de chances qu’ils aient une femme et encore moins des enfants. Ajoutons à cela le fait qu’ils sont extrêmement mal payés : entre 11 et 33 livres anglaises par an, selon l’expérience du matelot (le capitaine est payé 65 livres par an). En France, sur un embarquement à bord d’un négrier, le matelot moyen est payé 20 livres françaises par mois, quand le capitaine est payé 100 livres par mois. L’inégalité et les injustices font partie du quotidien. La discipline est laissée à l’appréciation de chaque capitaine, ce qui laisse la place à de nombreux abus, les tyrans et les tortionnaires agissant en toute impunité. Ainsi, les matelots de marine marchande ont plus d’une bonne raison de se joindre aux pirates. Surtout quand on leur propose une part du butin (alors que le capitaine n’en a « que » deux), qu’on leur promet boissons et vivres sans rationnement, ainsi qu’un pouvoir de décision prenant la forme d’une voie, dans chaque vote que l’équipage propose.
Cependant, on aurait tort de penser que le fonctionnement des pirates est exempt d’abus et d’injustices… Souvent, les pirates recherchent des compétences bien particulières, qui viennent souvent à leur manquer. En premier lieu, les charpentiers (poste d’une grande importance sur un navire où tout est en bois). Ensuite, les chirurgiens de bord, et leur caisse à pharmacie. Thatch était connu pour accorder une grande importance à la question de la santé de ses marins. On recherche aussi souvent des calfats, des voiliers, des cuisiniers… Et quand ces hommes refusent de s’embarquer volontairement, les pirates les embarquent parfois de force… « Pour le bien de la Compagnie », arguent-ils… On laisse à l’appréciation de chacun de juger de la valeur la plus importante : le libre-arbitre d’un seul individu, ou le bien d’une communauté…
Bellamy, tout « Robins des Mers » qu’il prétendait être, a pratiqué l’enrôlement de force. Tout comme Thatch, ou Hornigold (qui a ainsi recruté un médecin pour faire soigner un de ses hommes gravement malade).

Une fois ce recrutement effectué, on décide si oui ou non le navire capturé sera gardé ou pas. C’est là que les témoignages à propos de la conduite du capitaine prisonnier sont capitaux : s’il a caché quelque chose aux pirates, s’il est accusé par ses hommes de maltraitance, les pirates auront tendance à voter pour ne pas lui laisser son navire. Et si le navire en question ne revêt aucun intérêt pour eux, ils le brûleront. Voilà d’où vient cette idée que les pirates brûlaient les bateaux capturés. Il est vrai que cela pouvait arriver. Certains équipages pratiquaient cela plus souvent que d’autre.
Mais la plupart du temps, les choses se passaient plus pacifiquement… Et oui, même si cela manque de panache et de spectaculaire, c’est la triste et ennuyeuse vérité : le bateau capturé était souvent laissé à son capitaine et à ses hommes. S’il était de bon poil, et si ses hommes étaient d’accord, Thatch laissait même de la nourriture et de l’eau douce aux prisonniers pour qu’ils puissent rallier une terre civilisée en toute sécurité.
Et, si le capitaine capturé était de bonne composition et respecté par ses hommes, mais que les pirates convoitent son bateau, ils décident alors souvent de lui laisser leur bateau le moins performant, pour qu’il puisse repartir avec.
Dans les cas où le bateau était brûlé, ou gardé par les pirates sans qu’ils soient prêts à abandonner un autre de leur navire, on garde l’équipage prisonnier pendant un certain temps, jusqu’à tomber sur une autre prise qu’on laissera repartir avec eux.

John Silver, personnage fictif de Stevenson, ici dans la série Black Sails. Il se fait recruter grâce à son bagout, et ses talents de cuistot

La décision a été prise. La prise est gardée par les pirates, ou pas. Selon les circonstances, on va se mettre au mouillage quelque part, et on transborde tranquillement la marchandise. La plupart du temps, les prisonniers ne sont pas attachés, mais seulement surveillés de près.
Cette étape peut durer quelques heures, comme quelques jours. Parfois, quand les pirates ont décidé de garder le navire capturé, ils gardent l’équipage prisonnier sur leur bateau pendant des semaines. Les hommes de Thatch ont fait ça un grand nombre de fois. Ces séjours prolongés auprès des pirates sont des sources de témoignages édifiants. C’est ainsi que l’on connaît mieux les agissements et les comportements des pirates, dans leur quotidien comme dans leur stratégie d’attaque. Et, n’en déplaise aux fans de scènes épiques et rocambolesques, ce n’est pas tous les jours qu’un pirate hurlait « A l’abordage ! ».

Publicité

Une réflexion sur “« A l’abordage ! » ou pas… Part. 2

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s