« A l’abordage ! » ou pas… Part. 1

Beau temps, belle mer. L’énorme trois-mâts au château arrière richement décoré arbore un pavillon noir déchiré en haut de son grand-mât. Ses voiles usées prennent le vent arrière, et son pont grouille de dizaines de silhouettes hétéroclites. L’homme dans le nid de pie là-haut, hurle « voiles en vue, droit devant ! » Le pirate se met en chasse. Droit dans son étrave, un navire marchand essaie de les fuir. Il paraît ridiculement petit face à eux. A bord du pirate, on prépare les canons. Quand le marchand est à portée de tir, on lui lâche salve sur salve, sans regarder où tombent les boulets. Bientôt, le marchand est criblé de trous, de la coque aux voiles. Et comme si cela ne suffisait pas, l’énorme trois-mâts pirate va se ranger quasiment à flanc du marchand. De là, des hommes vont passer à l’abordage, sautant du pirate au marchand en se cramponnant à un cordage tel Tarzan sur sa liane. Ils ont des couteaux entre les dents et des yeux de fous. Sur le pont du marchand, les marins sont nombreux, et prêts à en découdre. Ils accueillent les pirates de leurs balles de fusil et de leurs grands sabres. Le combat au corps-à-corps est d’une violence inouïe. Le sang macule le pont. Mais l’issue est claire : rapidement, les pirates déciment les rangs des marchands. Ils hurlent leur victoire par de vifs hourras, et transbordent la marchandise de leur prise (faite d’or et d’argent en pièces sonnantes et trébuchantes) sur leur navire. Puis, ils laissent les survivants dans un canot, et mettent le feu à leur prise, avant de s’en retourner vers les mystères de l’horizon bleu…

Ça vous dit quelque chose ? C’est normal. C’est un abordage typique en bonne et due forme, comme on le voit… au cinéma.
Absolument rien ne va dans cette scène. Nous allons démanteler un à un cette suite de clichés, qui, bien que savoureux et spectaculaires, n’en sont pas moins des clichés…

La poursuite :

L’Acheron et la Surprise, dans Master and Commander.

Tout d’abord, on l’a vu dans le premier article de ce blog (quels navires utilisaient les pirates), il faut se débarrasser définitivement du mythe du gros bateau avec de lourdes décorations sur son château arrière. Les pirates naviguent sur des navires légers (quitte à se débarrasser des ornements eux-mêmes), au tirant d’eau faible.
Ensuite, le pavillon. Non, ils ne se baladent pas en mer avec le pavillon noir fièrement hissé à leur pomme de mât. Pourquoi prendre le risque d’être démasqués et pris en chasse par un navire de guerre passant par là ? Non, les pirates, sur ça comme sur beaucoup d’autres points, usent de la ruse. Ils s’arrangent pour disposer d’un jeu de pavillons de toutes les nationalités présentes dans les eaux qu’ils parcourent, et hissent celui qui les arrangent le plus sur le moment. Un pavillon espagnol pour ranger la côte de Cuba, un hollandais pour tirer des bords au large de Venezuela, etc…
Et quand ils tombent sur une potentielle prise, ils se dépêchent d’identifier son pavillon, pour hisser le même. Ainsi, ils peuvent se rapprocher d’elle en se faisant passer pour un compatriote cherchant à avoir des nouvelles de la terre. Ils font tout pour cacher leurs intentions le plus longtemps possible, par exemple en repeignant leurs sabords, en déguisant le navire en bateau de pêche, avec des funes et un faux filet largué à l’arrière. Ou encore, quand ils se savent à portée de vue de leur prise, ils s’arrangent pour qu’une vingtaine d’hommes seulement soient visibles sur le pont, les autres étant parés à intervenir dans l’entrepont, ou cachés et accroupis contre le pavois. Ainsi, leur proie ne réalise pas à quel point ils sont nombreux.

Les voiles usées, voire en lambeaux, même si ça fait très « pirate », ne sont pas particulièrement représentatives de la réalité. Les pirates sont les régateux d’hier, ils cherchent à faire de la vitesse, pour rattraper leur prise. Alors, bien sûr, tous n’ont peut-être pas les mêmes stratégies, ni la même rigueur. Certains étaient peut-être plus désinvoltes, et moins disciplinés sur l’entretien de leur navire. C’est une règle qu’il ne faut jamais oublier quand on parle de pirates : il n’y a pas une façon de faire pour tous les pirates, mais autant de façons de faire qu’il y a d’équipages pirates.
Cependant, on peut imaginer que pour obtenir ce qu’ils veulent, la plupart des pirates, s’ils ne sont pas trop bêtes, ont à cœur d’entretenir leurs voiles afin qu’elles portent le mieux possible.

Le vent arrière, à présent. Allure préférée des producteurs d’audiovisuels, car la plus intuitive esthétiquement parlant, et la plus élégante pour certains. Comme c’est une allure portante (voire l’article sur les bases de la navigation à la voile), elle est confortable et permet d’avoir moins de dérive qu’au près. En outre, il est plus facile de manipuler les canons quand le navire ne gîte pas trop. Donc, dans la mesure du possible, les pirates cherchent toujours à avoir l’avantage du vent par rapport à leur prise, en cherchant les allures portantes. Mais attention, ce n’est en aucun cas une règle immuable. Les conditions de mer, le cap du navire poursuivi, le gréement du navire (si c’est un gréement aurique, il s’en sortira bien mieux au près qu’un phare carré), tout cela entre en compte.

Ce qui nous amène à un autre point. On l’a vu dans l’article sur les navires préférés des pirates, ils ne naviguent que rarement seuls, sur un unique bateau. L’avantage des flottilles n’est plus à prouver. Ainsi, lorsqu’ils se mettent en chasse d’un navire, ils établissent une stratégie qui prend en compte le vent, l’état de la mer, et qui tire le meilleur parti des navires de leur flotte.
Ainsi, si la flotte compte un phare carré, un cotre et une goélette (tous deux au gréement aurique) et qu’il leur faut remonter au vent pour rattraper leur proie : la goélette risque d’arriver en premier, car plus lourde que le cotre donc dérivant moins. Le cotre arrivera peu de temps après. Les capitaines des deux navires peuvent s’entendre pour prendre leur proie en étau et lui balancer quelques boulets. Le phare carré arrivera bien plus tard, mais pourra anticiper ses mouvements et lui couper la route si jamais la prise cherche à s’enfuir en prenant le portant.

L’Hermione

Un navire est donc aperçu par la vigie. Pas forcément par la vigie, d’ailleurs ! Il peut être tout aussi bien aperçu par un homme qui travaille dans la mâture, ou même par un matelot sur le pont. Toujours est-il que le premier à voir une voile se verra accorder le privilège de récupérer les meilleurs armes qui seront trouvées à bord de la prise.

Le choix de la prise n’est pas anodin non plus. Les pirates ne se mettent pas en chasse de n’importe quelle voile sans l’avoir clairement identifiée, et sans avoir dument réfléchi à une stratégie. Comme un loup se jette d’abord sur la brebis blessée, ils savent reconnaître un navire tellement chargé qu’il en sera plus lent. Ils repèrent, à un défaut de l’assiette du navire, une voie d’eau le rendant peu manœuvrant. Et, face à une prise qui paraît trop grosse pour eux, ils peuvent choisir de la pourchasser de loin pendant des jours, jusqu’à semer le doute et l’angoisse dans l’esprit du capitaine poursuivi. Ils pourront même s’arranger avec le vent, pour l’acculer contre une côte où ils peuvent naviguer en toute sécurité, alors que leur prise risquera de talonner le fond. Et parfois, après vote de l’équipage, ils choisiront tout simplement de passer leur chemin… Avaries sur leur propre navire, mauvaise mer, vent défavorable, artillerie trop lourde pour eux… Parfois, il faut savoir rester humble.

Voilà pour ce qui est de la tactique d’approche. Pour la suite, il faut commencer par mentionner une règle primordiale chez les pirates, quel qu’ils soient : tout sera toujours mis en œuvre pour que la prise se rende, au prix du moins d’efforts possible.
Pourquoi ? Parce que les pirates, nonobstant les stéréotypes véhiculés par le cinéma et certaines littératures, ne sont pas des tueurs. Ce sont avant tout des voleurs, qui peuvent se faire tueurs s’ils n’ont pas le choix.
Les pirates ne veulent pas détruire les navires. Ils veulent voler ce qu’ils transportent. Et comment pourraient-ils mettre la main sur le contenu des cales, s’ils s’amusaient à canonner à feu nourri leurs prises, en prenant le risque de les couler ? D’autant que parfois, ils voudront s’approprier ladite prise pour l’ajouter à leur flotte… En ce cas, ils ne chercheront qu’à la désemparer, en tirant dans le gréement par exemple.

Ils ne vont donc pas canonner au hasard. Ils vont même tout faire pour éviter de tirer un seul coup de canon. C’est une sorte de défi permanent pour eux : c’est à celui qui fera se rendre ses proies, avec le moins de coups de canon possible.
Comment faire ? Après avoir usé de ruse pour dissimuler ses intentions, on usera d’intimidation une fois celles-ci dévoilées. Le pavillon noir est hissé, la prise est acculée. Le but des pirates : qu’elle ait suffisamment peur pour se rendre le plus rapidement possible. Pour cela, ils n’hésitent pas à se maquiller en se frottant le visage avec du charbon ou du goudron. Des musiciens jouent des marches guerrières. Ils brandissent leurs armes en hurlant et en vociférant. Le capitaine Thatch, dit Barbe-Noire, était connu pour apparaître sur le pont avec des mèches d’étoupe incandescentes dans sa barbe et ses cheveux, lui donnant ainsi un air de diable sorti des enfers.
Une telle vision devait dissuader le capitaine de la potentielle prise à toute rebuffade. Et en général, cela suffisait.

Barbe-Noire, dans la série-documentaire Netflix « The lost pirate kingdom »

Il faut savoir une chose sur les navires de marine marchande à l’époque. Ils sont pourvus d’une artillerie, souvent légère, pour parer aux éventuelles attaques de pirates. Mais les effectifs des équipages sont souvent réduits, entre dix et vingt marins (à l’exception des négriers, qui pouvaient être jusqu’à 70 à bord… Mais la moitié environ meurt pendant le voyage, d’où cette mesure de précaution de prendre plus d’hommes au départ).
Les hommes sont occupés du matin au soir, à entretenir le gréement, à peindre, huiler, graisser, gratter… Bref, toutes ces tâches qui constituent le travail du matelot. Il ne reste pas beaucoup de temps pour s’entraîner au tir au canon. Ainsi, quand un navire pirate est identifié, ils ne font pas les fiers : ils n’en ont pas les moyens. En sous-nombre, sous-armés et sous-entraînés, ils ne peuvent prétendre faire quoi que ce soit face à ces adversaires.
Le capitaine de marine marchande est face à un dilemme épineux : la pression des armateurs pèse sur lui. Il sait que s’il rentre au port sans sa cargaison et qu’il ne peut amener la preuve qu’il a tout fait pour la garder, on retiendra sur ses gages un pourcentage pouvant le mener jusqu’à la banqueroute. D’un autre côté, il sait que tenir tête aux pirates est dangereux pour sa sécurité : ses hommes vont tout faire pour éviter le combat au corps-à-corps et le bain de sang que l’on voit dans les films… Sachant la défaite inéluctable, et leur mort certaine s’ils se dressent contre leurs poursuivants, ils pourraient être tentés de se mutiner pour se ranger du côté des pirates. Tous connaissent bien ces histoires de matelots revanchards et maltraités qui se sont enrôlés volontairement sous le pavillon noir pour fuir la marine marchande, voire pour avoir une occasion de casser du capitaine de droit divin…
Face à ce dilemme, le capitaine de marine marchande a une très fine marche de manœuvre : garder sa toile et essayer de fuir, jusqu’à essuyer un coup de canon ou deux, qui lui donneront le prétexte d’enfin amener les couleurs…

C’est ainsi que, dans l’écrasante majorité des cas, le navire marchand se rend au premier coup de canon qui tombe dans l’eau… Pour ce faire, il va venir face au vent et masquer un hunier pour casser son erre.

Dans le prochain article, nous continuerons de disséquer le mythe de l’abordage, en racontant ce qu’il se passait concrètement, au moment où un équipage pirate passait à bord d’une prise…

Abordage dans le jeu Assassin’s Creed 4


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