
On se rappelle tous du gigantesque Hollandais Volant et de l’imposant Pearl de Pirates des Caraïbes… S’ils ont le mérite indéniable de satisfaire notre émerveillement et de titiller notre imaginaire, nous sommes en mesure de nous demander si ces navires spectaculaires étaient légion chez les pirates, comme Hollywood semble vouloir nous le faire croire…
Et bien non ! Vous vous en serez doutés, étant donné ce préambule. Les pirates de l’époque de Ruth Wolff naviguaient surtout dans les Antilles, et en été, certains longeaient la côte américaine de la Floride au Maine. Ils ne faisaient pas de long cours. La nature de leurs activités leur interdisaient de facto de faire escale dans les ports civilisés, au risque d’être aussitôt cueillis par les autorités. Ils ne pouvaient donc pas espérer profiter des rades sécurisées autour desquelles les colons avaient construit leurs ports. Ils devaient se contenter des centaines de petites îles et autres cayes pour leurs escales sauvages.
En outre, s’ils voulaient avoir l’avantage sur leurs proies, souvent de lourds navires marchands, ils devaient pouvoir les devancer, voire les acculer contre une côte qu’eux-mêmes pouvaient frôler sans danger. Ils devaient également pouvoir se faufiler entre les bancs de sable meurtriers (et mal cartographiés !) pour échapper à d’éventuelles poursuivants.
Tout cela induit un paramètre essentiel, qui exclut les gros navires de Pirates des Caraïbes : le tirant d’eau (la distance entre la quille et la ligne de flottaison du navire). A titre d’information, même à Nassau, le repaire favori des pirates de cette époque, les vaisseaux de quatrième rang et au-dessus ne pouvaient mouiller sans talonner !
Autre paramètre important : la maniabilité et la vitesse. Contrairement encore une fois à ce qui est systématiquement montré dans les films, les pirates ne naviguent pas souvent avec un seul navire. Bien sûr, cela arrive, mais s’ils en ont l’occasion, ils préféreront souvent s’allier à d’autres pirates, afin de monter une escadre, une petite flottille. Car pour arraisonner une proie, il vaut mieux trois ou quatre petits bateaux rapides et maniables qu’une grosse baille immanoeuvrable. C’est pourquoi leur préférence allait vers des navires légers, aux formes élancées, bien toilés, et capables de remonter au vent efficacement.
Bien que la légèreté soit un atout indéniable lors de la poursuite, il ne faut pas oublier que la capacité de charge a son importance : les pirates sont là pour remplir leurs cales, après tout. Ils sont souvent très nombreux dans leurs équipages (à titre de comparaison, quand on compte entre 15 et 30 marins sur un navire marchand, on peut trouver des navires pirates aux mêmes dimensions dotés d’un équipage de 150 hommes). En outre, un navire bien lesté dérive moins. C’est donc un équilibre entre légèreté et stabilité qu’il faut trouver.
Enfin, un paramètre important reste l’artillerie. Hollywood nous a encore dupé, les abordages et les combats au corps-à-corps étaient rares, nous aurons l’occasion d’en reparler. Le but des pirates, comme tout bon travailleur, est d’obtenir un résultat optimal pour le moins d’efforts possible. Pour cela, ils miseront sur la peur et l’intimidation. L’objectif est d’amener la proie à se rendre le plus rapidement possible. C’est pourquoi une artillerie de choix, manipulée par des hommes compétents, est des plus importantes. Les canons, en plus de contribuer à la stabilité du navire, sont le nerf de la guerre de course, et de la piraterie. Quelques boulets frôlant la voilure d’une proie, ou plongeant à quelques yards de sa coque, suffisent en général à retirer toute volonté de rébellion de sa part.
Tous ces paramètres sont à prendre en compte dans le choix d’un navire destiné à la course illégale. Mais le navire « parfait » n’existe pas. C’est pourquoi certains équipages préféreront privilégier tel atout plus qu’un autre. D’autres équipages n’auront pas le luxe de choisir, et se contenteront de ce qu’ils trouvent.
C’était le cas des premiers marins résolus à attaquer les épaves espagnoles, en 1715.
Les periaguas :

(Beaucoup) plus souvent issus du gaillard d’avant que de l’arrière, ces hommes manquaient de moyens pour armer un navire conséquent. Bon nombre d’entre eux ont mutualisé leurs ressources pour acheter (ou voler) des petites embarcations rapides, notamment les pirogues, dites periaguas, des Indiens. Parmi eux, les Mosquitos, qui faisaient parfois affaires avec ces Blancs débraillés, qui n’avaient aucune prétention à les asservir et à leur voler leurs terres, mais qui se contentaient de leur échanger des armes et des produits manufacturés en échange de leurs pirogues.
Parfois, ces futurs pirates embarquaient un de ces Indiens avec eux, pour qu’il les aide à prendre en main ces periaguas (c’est le cas d’un des hommes de Bellamy, que vous rencontrerez dès le tome I).
Les periaguas n’ont pas comme seul avantage d’être accessibles à n’importe quel matelot sans le sou et un peu débrouillard. Ce sont des esquifs rapides et très manoeuvrants. Comme elles peuvent être menées à l’aviron, elles sont performantes même avec un vent de face. Avec leur tirant d’eau très faible, elles peuvent se glisser dans les mangroves et être touées jusque sur le rivage. Mené par des hommes compétents, elles peuvent même faire un peu de large, tant que la mer n’est pas trop grosse. Ainsi, s’ils évitent la saison des ouragans, les pirates peuvent grâce à elles se déplacer un peu partout dans les Antilles.
Mais c’est sans compter sur le manque de place à bord, qui empêche d’embarquer beaucoup de vivres et d’eau. Sans compter la place qu’il reste pour l’artillerie. Hormis quelques éventuels pierriers, les pirates devront se contenter d’arroser leurs proies de leurs balles de mousquet. Pour cela, il leur faut se rapprocher dangereusement d’elles, afin qu’elles soient à portée de tir.
Les periaguas ont tout de même permis à bon nombre de pirates, de Bellamy à Hornigold, de se constituer un bon pécule de départ, qui par la suite leur ont permis de prétendre à des navires plus importants.
Les sloops :

Il existe une ambiguïté dans les traductions de texte anglais-français quant aux sloops. En français, le sloop est un bateau à un mât, doté de plusieurs voiles d’avant et d’une grand-voile aurique, occasionnellement d’un hunier. En anglais, le terme « sloop » est beaucoup plus générique. Il désigne à la fois les navires à un mât, mais aussi des trois-mâts (souvent de petite taille, comme les corvettes, ou sloop-of-war). Cette difficulté tend à nous faire croire que tous les navires pirates étaient des sloops, et selon notre pays d’origine, à penser qu’ils n’avaient presque que des navires à un mât, ou des trois-mâts. La réalité est sans doute, comme souvent, plus nuancée. Les pirates avaient certes des trois-mâts de temps en temps, mais aux vues des gravures et récits de l’époque, on peut affirmer sans trop de risques qu’ils avaient bien plus souvent des sloops version français, c’est-à-dire à un seul mât.
L’avantage de ce navire est multiple. Doté d’une bonne jauge comparé aux periaguas, il peut embarquer suffisamment de vivres et d’eau douce pour de longues traversées. Les cargaisons pillées viendront peu à peu remplacés les vivres consommées. Il peut charger une dizaine ou une douzaine de canons légers, de quatre à huit livres en général. Surtout, sa mâture haute le dote d’une meilleure prise au vent que les periaguas. Sa grand-voile aurique, comme toutes les voiles d’axe (voiles dont le point de pivot se fait depuis l’axe longitudinal du navire, contrairement aux voiles carrées, qui pivotent sur un axe latéral), lui permet de serrer le vent de près. Mais grâce à son hunier (voile carrée, comme sur la gravure ci-dessus), il peut tout de même gagner quelques nœuds significatifs au portant (un article sur les bases de la navigation à la voile sera publié dans quelques temps).
Pour ne rien gâcher, le sloop a un tirant d’eau plutôt faible (bien que cette donnée soit à nuancer : le tirant d’eau dépend de nombreux autres facteurs, comme la qualité de la construction du navire, son utilisation d’origine, etc…). Il peut donc mouiller quasiment partout dans les Antilles.
Tous ces éléments font du sloop le navire presque idéal du pirate. A trois ou quatre sloops, une flottille pirate peut surprendre sans problème (à condition d’être bien commandée et manœuvrée) un gros navire marchand.
Mais leur taille est à la fois leur principal atout et leur plus gros inconvénient : pour les pirates ambitieux, qui veulent rester plus longtemps en mer et attaquer de plus grosses prises, ils se retrouvent vite limités par le manque de place et par l’artillerie légère.
Les bricks et les brigantins:

Le brick est un navire à deux phares (mâts) carrés. Il dispose aussi d’une grande brigantine, finalement beaucoup plus souvent hissée que sa grand-voile carrée.
Le brigantin est un petit brick, dont la grand-voile est la brigantine, qui est cette fois plus grande que celle du brick.
Ces gréements sont intéressants à bien des niveaux. Bien toilés compte tenu de leur taille, ils restent rapides et très maniables. Moins performants que les sloops aux allures de près, du fait de leurs nombreuses voiles carrées, ils compensent un peu ce défaut par des brigantines et des voiles d’étai conséquentes. Ils sont surtout utiles pour faire du portant, et aller au large.
Leur tirant d’eau reste faible, et leur jauge est plus importante que les sloops. Enfin, les pirates peuvent partir longtemps sans avoir à toucher terre (les bricks armés en marchande faisaient du long cours sans problème). Ils peuvent également porter plus de canons, et des plus lourds.
Une alternative intéressante au sloop, pour les pirates qui veulent faire du large, avoir plus d’espace de vie à bord (et donc pouvoir être plus nombreux) et impressionner leurs proies par leur vitesse au portant.
Le nec-plus-ultra : les négriers

Il est des pirates, autour de 1717 et 1718, qui deviennent si puissants, si nombreux et si bien organisés que leurs ambitions dépassent de loin ceux de leurs homologues. Bellamy et Thatch (Barbe-Noire) ont tous deux compris l’intérêt des flottilles. Enrôlant dans leurs équipages tous les volontaires (et même ceux qui l’étaient moins), ajoutant à leur unique navire trois ou quatre bateaux petits mais performants, ils se sont vite retrouvés, au bout de quelques mois à peine, à la tête d’une escadre de trois à cinq bateaux, et entre 200 (Bellamy) et 400 hommes (Thatch). En prenant conscience de leurs forces, leurs ambitions changent, tout naturellement.
Bellamy le premier a testé l’efficacité du négrier en tant que navire pirate. Thatch, plus expérimenté que son jeune homologue, a tenté le coup plus tard, mais sans doute n’aurait-il pas attendu que Bellamy l’inspire pour avoir la même idée.
Le négrier n’est pas toujours un trois-mâts, mais dans notre cas, on va se concentrer sur ce gréement-là. Il a l’inconvénient manifeste d’être gros, et potentiellement de caler plus qu’un brick ou un sloop. Mais cet inconvénient n’en est pas un, si l’équipage peut embarquer suffisamment de vivres et d’eau pour rester sur l’eau pendant des semaines, voire des mois. Ils peuvent organiser des escales sauvages moins fréquentes, et sont donc moins pénalisés par le manque d’abris où ils peuvent se faufiler.
Le négrier, avec son gréement à l’hollandaise (une voile latine en guise de voile d’artimon), est très performant au portant. Sa quille profonde lui donne une bonne prise à l’eau, et ses bouchains arrondis une bonne hydrodynamique.
En outre, ces navires peuvent réellement porter de l’artillerie lourde, bien plus que les bricks. Enfin, les pirates peuvent embarquer du douze livres par exemple, et disposer d’une puissance de feu souvent supérieure aux navires qu’ils pourchassent.
Et en ce qui concerne la capacité de charge… La sinistre fonction des négriers étant de transporter une cargaison d’êtres humains, il leur faut une jauge nette très importante. C’est sans doute pour cette raison que les négriers avaient ces formes bien frégatées (aspect ventru du navire quand on le regarde dans l’axe longitudinal). Certains n’étaient autre que des frégates armées à la course pendant la guerre, et reconverties au commerce en temps de paix, comme la Concorde nantaise, tombée entre les mains de Barbe-Noire en 1717.
Le négrier est le plus gros navire dont des pirates peuvent tirer parti. Pour les pirates de l’époque, s’approprier un négrier est un aboutissement, une ambition de puissance réalisée. Il est fort peu probable qu’ils y voyaient un quelconque symbole. Mais ce n’est pas notre cas. Permettons-nous de prêter à ce fait d’histoire un regard subjectif, car finalement tout regard du futur sur le passé est subjectif.
En volant un négrier à son armateur cupide et insensible aux violences dont il est responsable (bien qu’il ne soit pas le seul, cela va sans dire), les pirates transforment un petit morceau de cette société cannibale et cruelle. Ils prouvent encore une fois que même lorsqu’on est en bas de l’échelle sociale, même lorsqu’on est excommunié de la société, on peut sensiblement la changer.
Un négrier transformé en navire pirate, c’est comme un matelot exploité transformé en marin libre, un Africain qui retrouve son nom et sa liberté, c’est une femme pauvre échappant à la prostitution… En d’autres termes, c’est la preuve par l’exemple que rien n’est jamais figé, pas même la condition à laquelle on est assigné dès la naissance. Surtout, c’est la preuve que les opprimés et les exploités peuvent parfois se réapproprier ce qui leur est dû.
Car on est en droit de se demander, si la piraterie consiste en un vol, comment qualifier si ce n’est comme la plus grande des pirateries l’oppression des marins (sous-payés et maltraités) par la Navy et la marchande, ou pire, l’exploitation des Africain-e-s, à qui on a volé jusqu’à leur nom et leur identité ?

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